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Geddy continuait à examiner le plancher entre ses tennis.

« Et en échange ? ai-je demandé.

— Ça coule de source, non ? Des gens à vous plus bas sur la route envisagent une espèce d’opération de sauvetage. Ce qui est parfaitement idiot, excusez-moi de vous le dire. J’imagine que vous avez monté cette opération précisément parce que vous avez perdu le contact avec le, euh, le consensus tau ou je ne sais quel nom vous lui donnez. Nous avons vous et moi tellement à perdre d’une action de ce type. Quelqu’un se fait blesser. Ou la police s’en mêle, ce que nous ne voulons ni les uns ni les autres. Ou bien le conflit dégénère complètement. Un risque ridicule.

— Vous nous demandez de renoncer à tout ce pour quoi on travaille depuis l’assassinat de Klein.

— Comment ça, à cause de cette loi soumise au Congrès ? Je ne vais pas vous mener en bateau : on veut le vote d’Aaron. Mais on dispose de beaucoup d’autres leviers. Et même si le vote nous est défavorable, ça vous avance à quoi, bordel ? »

Quinze minutes. Le talkie-walkie accroché à ma ceinture a grésillé. « Il faut que je donne des nouvelles à mon équipe ».

Le Het a haussé les épaules. « Ne soyez pas trop long. »

Trevor et moi avions mis au point un code. Quand j’ai pris son appel, il a demandé : « Ça fait un petit moment que t’es là-dedans… tout se passe bien ? »

Ce qui signifiait que la première phase du plan de sauvetage avait été lancée et se déroulait comme prévu. En cas de problème, il m’aurait demandé ce qui me prenait autant de temps. Si le plan avait été annulé, il m’aurait dit qu’il s’impatientait.

« On n’a pas fini de discuter », ai-je répondu.

Ce qui voulait dire : venez nous récupérer le plus vite possible.

Le silence s’est fait sur l’émetteur-récepteur.

Tom a dit : « Il faut conclure. Vous savez sûrement que nous nous sommes garés derrière la maison. Mes hommes vont faire monter Geddy dans une de ces voitures et nous allons tous redescendre Spindevil jusqu’à l’autoroute. Personne ne se met en travers de notre chemin. Personne ne nous suit. Aucun contact jusqu’à ce qu’Aaron vote, après quoi nous vous ferons savoir où trouver Geddy. La vidéo reste sous clé entre-temps, et si jamais elle est publiée, Jenny Fisk dit à la presse que c’est un faux. Tout le monde y gagne, comme ça.

— Possible. Sauf qu’on n’a aucune raison de vous croire. Vous dites que vous ne ferez pas de mal à Geddy…

— Du moment qu’Aaron peut voter sans ingérence, m’a-t-il interrompu, vous pouvez compter là-dessus.

— Le passé n’incite pas à vous faire confiance sur ce point.

— Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez.

— J’étais sur l’île Pender, il y a quelques années, quand un de vos types a tiré sur Amanda Mehta. Vous vous souvenez peut-être. Vous essayiez d’obtenir des informations de Rachel Ragland, vous cherchiez quelque chose de compromettant sur moi, Amanda ou Damian Levay. Alors vous avez envoyé un connard avec un fusil pour nous intimider. Malheureusement, ce connard était incompétent, en plus. »

Le Het a eu l’air moins surpris que je m’y attendais, même s’il a gardé le silence un instant. Il a ensuite poussé un soupir. « Ce “connard incompétent” avait trois enfants, vous le saviez ?

— Il n’aurait pas dû se lancer à notre poursuite, alors.

— Trois enfants. On a largué son corps d’une certaine hauteur dans le détroit de Géorgie, d’après le coroner, alors même qu’il était déjà mort deux fois… overdose et blessure par balle. Vous autres Taus êtes minutieux, je vous l’accorde. Quant à Rachel Ragland, on lui a juste posé quelques questions. On ne lui a fait aucun mal. On n’a pas touché à un seul cheveu de sa tête. Bon sang, Adam, contrairement à vous, on ne l’a même pas baisée. Et contrairement à vous, on se tient informés de ce que deviennent les gens avec qui on a été en contact.

— Vous les espionnez, vous voulez dire.

— Si ça vous amuse. Et d’après nos recherches, Rachel a traversé des moments difficiles après votre départ de Vancouver. Elle s’est mise en ménage avec quelqu’un qui avait un problème d’alcool et de pilules, problème qu’il a volontiers partagé avec elle. Les tribunaux ont fini par lui retirer son enfant…

— Suze, n’ai-je pu m’empêcher de dire.

— Suze, qui a été placée en famille d’accueil, j’imagine, mais je n’en sais rien, nos dossiers sont incomplets sur ce point. Bref, vous n’êtes pas en mesure de nous donner des leçons de morale. Vous ne nous faites pas confiance en ce qui concerne Geddy ? Que dites-vous de ça : je vous promets de ne pas lui tirer dessus, de ne pas lui injecter une dose trop forte de stupéfiants et de ne pas le pousser d’un hélicoptère. Je le jure devant Dieu.

— Nous n’avons pas tué Meir Klein, nous, au moins. »

Il a ri. « C’est InterAlia qui a tué Klein, pas Het. Mais nous savions en effet qu’InterAlia s’inquiétait à l’idée qu’il rende ses trucs publics. Le management s’est confié à nous sur ce point parce que ça nous inquiétait aussi. Het réfléchissait à l’avenir bien avant que les idiots que vous êtes se mettent à vendre des kits d’évaluation d’Affinité grand public, vous savez. Les Affinités ont besoin d’un véritable gouvernement. Si ce n’est pas InterAlia, alors Het. Si ce n’est pas Het, nos hommes politiques finiront par prendre des dispositions réglementaires pour nous faire disparaître. Nous… »

Une ampoule nue s’est allumée au plafond. Tout le monde dans la pièce a levé la tête vers elle. Un chœur de sonneries de téléphone a retenti un instant plus tard. L’une sortait de ma poche.

Ni le Het ni moi n’avons touché à nos téléphones, mais lui a autorisé d’un geste son équipe à décrocher.

Je me retrouvais en fâcheuse posture. Mais elle n’était peut-être pas désespérée. Derrière les bourdonnements et tintements des téléphones, j’ai entendu un autre bruit, bien plus agréable à mes oreilles : le hurlement d’une sirène au loin.

Ce devait être un camion de la brigade des pompiers du comté d’Onenia en train de remonter Spindevil Road à toute allure.

Comme prévu dans notre plan. Quelques-uns des Taus du voisinage avaient dû se rassembler sur la route à quelques mètres de la ferme, dissimulés derrière le bosquet de chênes. La Toyota condamnée aussi, avec Trev à la place du conducteur et un bidon d’essence sur le siège passager.

Pour dangereux qu’étaient ces hommes de main hets, ils avaient ordre de ne rien entreprendre qui impliquerait des témoins ou attirerait l’attention des forces de l’ordre. Nous devions donc faire sortir Geddy de la ferme sous les yeux de civils et sans que personne dégaine d’arme. Il nous fallait quelqu’un pour nous tirer les marrons du feu et c’est Shannon qui avait suggéré les pompiers pour cela.

La partie la plus dangereuse de ce plan était sa mise en place : Trev devait aller abandonner la vieille Toyota tout près de la ferme et l’incendier avec une quantité d’essence suffisante pour produire de grandes flammes. L’arrivée du camion de pompiers bloquerait la route, empêchant tout départ des Hets, et Jolinda dirait aux soldats du feu que des squatteurs vivaient dans la ferme. Au mieux, les pompiers évacueraient les occupants, y compris Geddy et moi, la présence de témoins empêchant toute intervention violente des Hets frustrés.

Qui n’étaient pas des squatteurs, bien entendu, comme pourrait en témoigner le propriétaire de la ferme, mais le temps de démêler la situation, Geddy et moi serions loin et en sécurité. Il faudrait expliquer l’incendie de la Toyota, ce que la tranche locale pensait cependant pouvoir gérer. Tout irait donc bien… si Trev parvenait à approcher suffisamment la voiture pour rendre plausible le risque de propagation de l’incendie.