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À Schuyler, rien au sujet de ce qui s’était passé à la ferme sur Spindevil. Je me suis dit que les Taus ou les Hets du coin, peut-être les deux, avaient assez de relations pour empêcher toute enquête digne de ce nom. Rebecca avait raconté aux secours qu’elle ne se rappelait plus comment elle avait « perdu le contrôle » de la voiture, et le propriétaire het de la ferme avait dû recevoir comme consigne de ne pas porter plainte.

Le lendemain matin, je suis allé en taxi à l’hôpital peu avant qu’on laisse sortir Rebecca. Geddy m’a dit qu’appeler maman Laura ne servirait à rien : ni elle ni mon père n’étaient d’humeur à me parler pour le moment.

Si bien que rien ne me retenait plus à Schuyler. Et je n’avais aucun moyen de transport pour rentrer. L’hôpital a reconduit Rebecca jusqu’au trottoir dans un fauteuil roulant dont elle n’avait nul besoin, et Geddy l’a aidée à monter dans leur voiture. Ils rentraient directement à Boston. Je lui ai demandé s’il pouvait me déposer à l’aéroport régional.

Rebecca s’est penchée par la fenêtre passager : « Ça va t’obliger à prendre un premier vol jusqu’à un aéroport plus grand. Si tu venais avec nous ? Tu peux prendre l’avion à Boston, non ? »

Geddy a hoché vigoureusement la tête. « Oui, viens avec nous ! S’il te plaît, Adam. »

J’ai donc accepté. Parce que leur compagnie me faisait très envie, mais aussi pour ne pas avoir à affronter l’autre grande question : quand je rentrerai chez moi, cela sera-t-il encore chez moi ?

Rebecca se mettant parfois à somnoler à cause des analgésiques et Geddy n’ayant jamais trop aimé tenir le volant, j’ai conduit pendant presque tout le trajet. Qui a été assez facile, par la New York State Thruway jusqu’au Massachusetts Turnpike, avec un ciel dégagé et un temps frais du début à la fin. Conduire me donnait une excuse pour mes silences périodiques, durant lesquels je songeais puis essayais de ne pas songer à ce que j’avais fait.

Geddy a bavardé avec Rebecca chaque fois qu’elle ne dormait pas. J’avais craint que les événements du week-end l’aient traumatisé, mais il en a parlé franchement et, même s’il était tendu en racontant la manière dont les Hets avaient encerclé sa voiture et l’avaient forcé à monter dans une des leurs, il semblait n’en avoir été ni plus ni moins profondément affecté que par toutes les brimades de mon père. Celles-ci n’avaient jamais semblé l’abattre… du moins en plein jour, car elles lui revenaient en rêve, plus pesantes et plus terrifiantes. Peut-être faudrait-il à Rebecca apprendre à réagir aux cauchemars de son compagnon.

Mais peut-être l’avait-elle déjà fait. Elle se montrait tout aussi attentionnée avec lui que lui avec elle et leur relation commençait à me sembler tenir un peu du miracle. En présence de Rebecca, Geddy était calme, détendu, dynamique. Par moments, ils paraissaient presque m’oublier, oublier ce qu’ils venaient tout juste de subir, et leurs propos se faisaient plus doux, des murmures, aussi sûrs d’eux que les reflets du soleil sur l’autoroute.

La nuit était tombée quand nous sommes arrivés à leur minuscule appartement d’Allston Village. J’ai tenté plusieurs fois de joindre Damian, Amanda ou Trevor au téléphone ; j’ai envisagé d’appeler la maison de tranche à Toronto, mais j’avais trop peur de ce que Lisa pourrait dire. À minuit largement passé, incapable de trouver le sommeil, je consultais les sites d’information dans la cuisine en suivant parfois du regard la lente progression du reflet de la lune sur le linoléum du comptoir, quand Geddy est venu me retrouver, en caleçon et tee-shirt blanc, un sourire ensommeillé et narquois aux lèvres. Il m’a dit avoir entendu du mouvement. Je me suis excusé de l’empêcher de dormir. « T’inquiète, m’a-t-il répondu. Je ne suis pas un gros dormeur. »

Il s’est servi un verre de lait avant de me rejoindre à la table de la cuisine. Il a frissonné dans le souffle d’air qui est entré par la fenêtre ouverte et a soulevé le rideau. « Tu rentres chez toi demain, a-t-il dit.

— Si j’ai encore un chez-moi. »

Il a hoché la tête. « Je voulais te remercier de ce que tu as fait pour moi. »

J’ai haussé les épaules.

« Non, vraiment. Je veux dire, tu as joué gros. Et maintenant, plus personne ne te parle.

— Apparemment. Mais je suis tau, Geddy. Ils comprendront tôt ou tard pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait à Schuyler. Et ils me pardonneront. »

Il a cligné deux fois des paupières. « C’est vraiment quelque chose que tu as besoin qu’on te pardonne ? »

On est restés là un moment. Geddy a terminé son lait, lâché un rot impressionnant. « Je devrais retourner me coucher, il est tard. »

Mais quelque chose, peut-être tout simplement la fraîcheur de l’air du printemps et les aboiements d’un chien au loin, me mettait d’humeur philosophique. « Alors, t’en penses quoi, lui ai-je demandé, le monde est jeune ou vieux ? »

Il a eu l’air surpris. Puis a souri. « Tu te souviens !

— Ça fait un bail, hein ?

— Tu l’as dit. Un sacré bail.

— Et donc, quel est le verdict, mon grand ? Juste entre adultes. Le monde est-il jeune ou vieux ? »

Il a pris la question au sérieux. « Eh bien, Rebecca m’a aidé à comprendre. C’est l’apparence qui compte, pas vrai ? Celle que le monde a pour les gens. Au Moyen Âge, le monde devait sembler vraiment vieux, comme s’il n’était fait que de ruines romaines et d’empires déchus, tu vois. Comme si rien de grand ni de bien ne pouvait plus jamais se produire. Comme si on pouvait regarder les restes d’un aqueduc dans la campagne française en se demandant comment on avait pu construire ça un jour. Mais il y a eu la Renaissance et le siècle des Lumières, qui ont tout à coup suscité des façons complètement nouvelles de répondre aux questions, si bien que les gens ont eu l’impression qu’en fait, ils étaient au début de quelque chose, qu’un tout nouveau monde naissait. Pas vrai ?

— Sans doute, oui.

— Et quand on était gosses, toi et moi, ce qui m’inquiétait était que les gens avaient l’air de croire que tout était terminé… la religion était vide, les sciences inutiles, le progrès bidon : si on pensait au futur, c’était genre, tu sais, réchauffement global, surpopulation, guerres pour l’eau et la nourriture. Comme si le monde était vieux, terminé, épuisé.

— Ce sont des choses qui valent la peine qu’on s’en inquiète.

— Oui, bien sûr. Mais personne n’y pouvait rien. L’individu lambda ne pouvait ni y changer ni espérer y changer quoi que ce soit, aucun de ceux qui avaient de l’argent ne voulait le risquer, aucun de ceux qui avaient vraiment du pouvoir ne se souciait de s’en servir. On avait l’impression que c’était tout simplement… trop tard.

— Et ça ne l’est pas ?

— C’est ce que j’ai appris grâce à Rebecca. Et à New Socionome. Quand Meir Klein a découvert la téléodynamique sociale, tu sais ? C’était un tout nouveau moyen de considérer les choses. Comme les Affinités…

— Pour être honnête, l’ai-je interrompu, je ne suis pas sûr que tout se passe comme Klein l’espérait.