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— Non, mais ce n’était que le début. Les Affinités ont prouvé la puissance des algorithmes sociaux. Sauf qu’elles étaient uniquement, disons, la Ford T des structures socionomiques. On est en train d’en construire de meilleures ! Des algorithmes évolutionnaires pour améliorer toutes sortes d’échanges à somme non nulle ! Une manière de s’attaquer aux grands problèmes ! » Il commençait à crier, comme quand, enfant, il parlait de son enthousiasme du jour, mais il s’est repris avec un sourire penaud. « Je ne veux pas réveiller Rebecca. Mais il est jeune, Adam. Tout est là. Le monde est jeune ! On est au début de quelque chose, et c’est quelque chose de grand, d’effrayant, mais qui pourrait se révéler être… » Il a ouvert grand les bras, comme pour serrer dedans toute cette nuit de printemps. « … magnifique ! »

Le lendemain, j’ai réussi à trouver une place sur un vol pour Toronto. Ma voisine dans l’avion m’a demandé si je partais en voyage ou si je rentrais chez moi. Je lui ai fait la réponse la plus facile : « Je rentre chez moi. »

On pouvait dire que c’était vrai. Ou faux, suivant la manière dont on définissait « chez moi ». Après avoir passé la douane, je suis allé en taxi prendre une chambre pour la nuit dans un hôtel du centre. Chez moi, c’était bien entendu la maison de tranche à Rosedale, mon domicile quand je n’étais pas en déplacement, mais je me demandais si j’y serais le bienvenu. J’ai donc passé une autre nuit seul, à écouter le bruit des ascenseurs de l’hôtel qui poussaient de l’air vers le haut ou le bas dans leurs cages en béton.

Et le matin venu, j’ai pris mon courage à deux mains et appelé la maison. Quand Lisa a décroché, j’ai dit : « C’est moi. Je suis de retour à Toronto. »

Un silence.

« Adam.

— Ouais. Je voulais… » Mais qu’est-ce que je voulais ? Faire comme si rien n’avait changé ? Impossible. « Je voulais te prévenir que j’arrivais.

— Tu viens à la maison ?

— Eh bien, oui. Évidemment. »

Ce qui m’a valu un autre long silence. Puis : « Tu seras là quand ?

— Je n’en sais rien. Disons dans une heure ?

— J’imagine que ça devrait aller. Une heure.

— Lisa », ai-je commencé. Mais elle avait raccroché.

On dit qu’on n’oublie jamais sa première maison de tranche. Pour ma part, je ne l’avais jamais vraiment quittée.

D’aspect toujours aussi accueillant, elle somnolait dans la douce chaleur de cet après-midi de printemps. La pelouse était fraîchement tondue, les haies taillées. Le grand érable à l’avant avait déjà des graines — des samares, m’avait appris Amanda des années auparavant — qui tombaient en tourbillonnant autour de moi quand le vent agitait les branches. Chacun de mes pas, je le faisais pour la millième ou dix millième fois. Remonter l’allée pavée, grimper sur le perron. Chercher la clé dans ma poche. Pour rien, car on m’a ouvert avant que je la trouve.

« Entre », a dit Lisa depuis la pénombre et la fraîcheur à l’intérieur.

J’ai pénétré dans l’odeur de pain chaud, d’encaustique, de fleurs coupées par Lisa pour agrémenter la table de la salle à manger. N’importe quel autre jour, pour n’importe quel autre retour, Lisa m’aurait serré dans ses bras fragiles. Ce jour-là, elle n’en a rien fait. Elle se tenait très en retrait, prudente, comme si j’étais devenu radioactif. Le calme régnait dans la maison. Un calme inhabituel, même pour un après-midi de semaine. On aurait dit que tout le monde avait voulu m’éviter, une espèce d’absence collective, peut-être orchestrée par télépathie tau. « Bien entendu, tu ne peux pas rester », a dit Lisa.

Si je n’ai pas trouvé ces paroles épouvantables, c’est peut-être parce que, inconsciemment, je les attendais. « Mais j’habite ici, ai-je répondu.

— Non, plus maintenant. Je suis désolée. »

Je n’avais pas d’argument imparable à lui opposer. Je suis resté debout dans l’entrée, ni rebelle ni repentant, à écouter Lisa m’expliquer que j’allais prendre mes dispositions pour débarrasser ma chambre de mes effets personnels, que je pouvais revenir une dernière fois dans ce but et emporter dès à présent tout ce que je voulais. Et qu’à part cela, la maison de tranche m’était interdite.

L’après-midi avait pris une tournure irréelle, un côté vague et flou de rêve. Je suis monté dans ma chambre, devenue un rêve de chambre, tout en souvenir, sans substance, tout en passé, sans présent. Le grand lit, le bureau, mes livres sur l’étagère. La fenêtre, tenue entrebâillée par une bouteille de vin vide sous l’ouvrant. Les rideaux en dentelle posés par Lisa des années plus tôt, avant mon arrivée. Le bruit des branches de l’érable dans les caprices du vent, berceuse de mes chaudes nuits d’été.

La majeure partie de mes biens se trouvait dans cette pièce. Et aucun ne me donnait l’impression de m’appartenir.

Elle attendait quand je suis redescendu, les mains vides. Son absence d’expression m’a un peu agacé. « Je suis toujours tau, ai-je rappelé. Malgré tout ce qui s’est passé. Ça ne change pas.

— Mais si, a-t-elle répondu, avec enfin dans le regard quelque chose qui ressemblait à de la compassion. Ça a changé. Mon pauvre Adam. C’est autant notre faute que la tienne. Tes chiffres ne t’ont jamais intéressé, pas vrai ? Les calculs de Meir Klein t’ont toujours un peu dépassé.

— De quoi tu parles ?

— De dérive, a-t-elle répondu d’un ton triste. Tout simplement… de dérive. C’est ce qui t’a rendu utile pour nous, ces derniers mois. Tu as depuis toujours des facilités pour parler aux extérieurs. Tu voyais le monde à leur manière. Tu avais ce talent. Presque une sorte de double vision, non ? Tau et non-Tau. La raison en est simple : tu flirtais depuis des années avec la limite… tu étais tau à quelques chiffres après la virgule près, pour ainsi dire. Mais tu as tout bonnement échoué à ta dernière reclassification. Non, Adam. Tu n’es pas tau. Tu ne l’es plus. »

J’en suis resté sans voix.

« Mon pauvre Adam, a-t-elle répété. Mais comme tu vois, ta trahison n’est pas entièrement ta faute. On aurait dû s’y attendre.

— Vous saviez que j’allais trahir ? Et vous n’avez rien dit ?

— Damian et Amanda savaient. Et moi, ils m’ont prévenue. Mais personne d’autre. Trevor ne savait pas, n’a su qu’après Schuyler. On te l’aurait dit aussitôt qu’on aurait rendu publique la vidéo de ta belle-sœur, bien entendu. En attendant… on pensait qu’il valait mieux remettre la révélation à plus tard.

— Parce que j’étais utile.

— Pour parler carrément : oui. On n’en est pas fiers. Ça a toujours été un pari. Mais qu’on a fait pour le bien de l’Affinité, Adam. Tu n’aurais pas agi autrement, avant, à notre place.

— Avant. Mais plus maintenant.

— Non, plus maintenant. Parce que toi aussi, tu t’es servi de nous, pas vrai ? Tu nous as menti pour pouvoir sauver ton demi-frère. On a échoué, on n’a pas su le prévoir. Mais on ne te reproche rien… c’est à cause de la dérive. »

N’ayant aucun moyen d’assimiler ce qu’elle venait de me dire, j’ai essayé de faire comme si elle ne l’avait pas dit. Je lui ai indiqué que je m’arrangerais pour récupérer mes affaires dès que j’aurais un endroit où les mettre. Puis je lui ai dit au revoir pour la dernière fois. Je suis sorti pour la dernière fois. Je suis passé pour la dernière fois sous l’érable et dans sa pluie de samares parcheminées. J’avais l’impression que même mon chagrin et ma colère m’avaient été volés. Je n’y avais pas droit : je n’étais pas tau. En fait, je n’étais plus rien du tout.