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La main de Rongemaille tire sur la corde. Mais Jehan, hagard, les yeux hors de la tête, a retrouvé toute sa force, il se dégage à demi, étend le bras vers le portail.

— Vierge de pierre, saints et saintes du portail, s'écrie-t-il, je vous appelle en témoignage. Vous avez vu ce meurtre horrible, vous avez vu l'assassin! Est-ce moi, Vierge de pierre? Parlez, je vous adjure! Dites que je ne suis pas coupable de ce crime! Dragons, serpents, basilics sculptés dans la pierre, parlez!

Hélas, sous la fureur de la foule, la corde impitoyable se tend, Jehan va périr.

— L'assassin, crie Jehan à demi étranglé, le traître qui veut livrer la ville aux Anglais, il est dans cette maison, je vous dis… Mais non, il est ici, je le vois le traître, l'homme, des Anglais… c'est…

Un cri de femme lui répond dans la foule. Une jeune fille qui accourait en larmes et venait de s'écrouler sur le corps du pauvre Bonvarlet, a levé la tête et reconnu Jehan porté au-dessus des têtes furieuses.

Elle voit la corde et devine avec horreur l'accusation qui pèse sur le malheureux, l'affreux péril où il se trouve.

— Lâchez-le, ce n'est pas lui! Il est innocent! Oh! Jehan, peut-on t'accuser de m'avoir tué mon père, non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, lâchez-le au nom du ciel, au nom de mon père, il est innocent je le jure!

— Merci, Guillemette, murmura Jehan, vous me croyez, vous!…

— Et moi donc! cria d'une voix indignée la servante Martinotte qui avait suivi Guillemette et sanglotait à genoux de l'autre côté du cadavre, je le jure bien aussi, qu'il est innocent, le pauvre agneau. Lâchez-le tout de suite, tas de monstres, ou je vais vous arracher les yeux à tous!…

— Et pourquoi l'aurais-je tué? s'écria Jehan profitant de l'hésitation de la foule, pourquoi?

[Illustration: — Lâchez-le, il est innocent!]

— Pour voler l'or qu'il rapportait à la garnison, hurla Rongemaille les yeux hors de la tête, et s'efforçant de tirer sur la corde, à la potence, le gueux!

Au même instant, une détonation retentit. C'était une bombarde anglaise, de l'autre côté de l'Oise, qui tirait sur la ville. Quelque chose passa dans l'air avec un sifflement strident, il y eut un fracas de pierres tombant sur le pavé, au milieu des cris d'épouvante de la foule.

Le boulet venait de fracasser une gargouille de Saint-Corneille, juste celle dont la tête était à la ressemblance de l'usurier Rongemaille, et avec elle la balustrade où l'on avait passé la corde pour pendre Jehan des Torgnoles.

Jehan à demi suspendu tomba à terre, lâché par ceux qui le tenaient. Les plus furieux s'écartèrent vivement sous les fragments de pierres qui pleuvaient.

Jehan poussa un cri de triomphe.

— Je vais vous le montrer, le traître, l'assassin! Vous voyez bien que je suis innocent, que je n'ai pas commis le crime, vous voyez bien, la bombarde anglaise elle-même a proclamé mon innocence, et elle a montré le coupable… A moi, braves gens, à moi, accourez, le traître, je vous le livre, le voici!

[Illustration: Le boulet fracassait la gargouille.]

Et, traînant la corde toujours attachée à son cou, bousculant bourgeois et soldats, Jehan sauta à la gorge de Rongemaille terrifié.

— L'assassin, c'est lui! Croyez-moi, braves gens! c'est lui! lui!… J'y suis maintenant, je comprends tout!… l'homme entré devant moi par le rempart c'était maître Bonvarlet, c'est lui que j'ai suivi jusqu'ici et que j'attendais sous le portail… Celui qui l'a assassiné, c'est Rongemaille… Le traître qui est dans Compiègne et dont j'ai entendu le chef des routiers parler, le traître qui doit livrer la ville aux Anglais, c'est Rongemaille!… Voyez comme il tremble! Assassin, tu avoues! A moi! à nous! tenez-le! mais tenez-le donc!

Rongemaille et Jehan avaient roulé à terre, hagards tous les deux, Rongemaille de terreur, Jehan hors de lui par la fureur et par la douleur que lui causait son épaule. De plus la corde qu'on lui avait passée au cou le serrait toujours, il se trouvait à demi étranglé, et Rongemaille cherchait à lui enfoncer sa dague dans la poitrine, la dague qui avait tué Bonvarlet. Enfin, d'un effort violent, Rongemaille se dégagea et bondit en arrière, renversant quelques bourgeois. Sa porte derrière lui était ouverte, il se jeta dans sa maison et on l'entendit tout de suite qui barricadait l'huis aux montants solides.

[Illustration: — L'assassin, c'est lui!]

Personne ne doutait plus maintenant; les plus acharnés contre Jehan tout à l'heure se montraient les plus indignés et les plus enragés contre Rongemaille.

— Le brigand! le traître! Il ne faut pas le manquer, lui!…-Il a bien une tête d'assassin! Où avions-nous les yeux tout à l'heure? — Pauvre Jehan, qu'allions-nous faire? — Oh, moi, j'ai toujours prédit que le Rongemaille finirait mal!… Hardi! Enfonçons la porte! Portons-le à messire de Flavy!…

Cependant la foule, avec Jehan en tête, se jetait sur la porte de Rongemaille pour l'enfoncer. Elle eût résisté longtemps si des compagnons forgerons ne s'en fussent mêlés avec des haches et des leviers. Aussitôt enfoncée, les assaillants se précipitèrent. Le logis n'était pas grand, on eut bien vite parcouru les chambres du rez-de-chaussée et de l'étage. Personne. Rongemaille avait disparu. Dans une chambre on aperçut quelques pièces d'or par terre sur un parquet fraîchement lavé. On grimpa au grenier, le grenier était vide. Comment Rongemaille pouvait-il avoir disparu? Dans quelle cachette s'était-il jeté? On sondait les murs, on regardait dans le puits, on explorait la cave, profonde comme elles sont dans toutes les vieilles cités et qui pouvait communiquer avec les caves voisines ou même les souterrains de l'abbaye. Rien. Personne! Le misérable Rongemaille semblait s'être littéralement évaporé.

[Illustration: Il barricadait l'huis.]

Pendant que Jehan et quelques hommes fouillaient de fond en comble le logis de Rongemaille sans parvenir à mettre la main sur le misérable, le corps du pauvre Bonvarlet était porté dans sa maison sous la tour Beauregard, suivi seulement de quelques amis de l'ymagier, qui s'efforçaient de soutenir Guillemette à moitié évanouie, et la grosse Martinotte suffoquant sous les sanglots.

Jehan aurait voulu rejoindre les deux pauvres femmes pour pleurer avec elles, mais il avait d'autres devoirs, il devait rendre compte au gouverneur de ce qu'il avait vu et entendu en essayant de sauver le messager, et l'avertir de la trahison préparée pour livrer la ville. Guillaume de Flavy connaissait déjà la fin de Bonvarlet. Comme il accourait pour recevoir la troupe de secours amenée par Jehanne d'Arc, La Hire et Xaintrailles, on lui avait appris la funèbre découverte faite sous le porche de Saint-Corneille, mais il croyait que la foule avait immédiatement fait justice du meurtrier pris sur le fait.

[Illustration: Des compagnons forgerons s'en mêlèrent.]

La petite troupe, hommes d'armes et piétons, se reposait de sa marche de nuit; les chevaux dans les écuries des hôtelleries, aux approches du pont, recevaient bonne provende; les hommes, dans un vaste enclos, débris de l'ancien palais de Charles le Chauve, au-dessous de la vieille tour Beauregard, étaient fêtés joyeusement par les Compiégnois; ils arrosaient du vin guilleret des coteaux de l'Oise, cru dédaigné aujourd'hui, un repas suffisamment plantureux pour un festin d'assiégés, et se préparaient pour le combat prochain.

Pendant ce temps, le gouverneur s'en allait avec les chefs faire le tour des remparts, pour reconnaître la force de la ville et les positions de l'ennemi sur les coteaux de la rive droite de l'Oise.