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— Vive Dieu, ou qui tu voudras.

Le lieutenant d’alguazils me lança une autre œillade inquiète avant de se tourner vers Alatriste. Je vis qu’instinctivement il avait posé la main sur le pommeau de son épée.

— Tu ne me chercherais pas des noises, Diego ?

Le capitaine ne répondit pas. Impassibles sous le large bord de son chapeau, ses yeux clairs dévisageaient le lieutenant Saldana qui s’était redressé car, même fort et robuste, il était moins grand que le capitaine. Les deux hommes se regardaient dans les yeux, leurs visages hâlés de vieux soldats couverts de fines rides et de cicatrices, tout proches l’un de l’autre. Quelques passants se retournèrent. Dans cette Espagne turbulente, ruinée et fière – en vérité, la fierté était tout ce qu’il nous restait en poche –, personne ne laissait passer une parole lancée à la légère, et même des amis intimes étaient capables d’en venir aux mains pour un mot déplacé :

Il parla, passa, regarda et fit, hardi, une réflexion en différente partie, en galant découvert ou peut-être masqué : incontinent champ de bataille fut lèpre.

Trois jours plus tôt, en pleine promenade du Prado, un cocher du marquis de Novoa avait donné six coups de poignard à son maître qui l’avait traité de manant. Ces altercations pour un oui ou pour un non étaient monnaie courante. Je crus donc un instant que Saldana allait dégainer et qu’il allait se battre en pleine rue avec Alatriste. Mais j’avais tort. Car s’il est vrai que le lieutenant d’alguazils était parfaitement capable – il en avait déjà donné la preuve – d’envoyer ses amis en prison et même de leur faire voler la tête en éclats dans l’exercice de ses fonctions, il n’en est pas moins vrai que jamais il n’aurait profité des pouvoirs de sa charge contre Diego Alatriste pour des questions personnelles. Cette éthique tortueuse avait cours à l’époque entre ces hommes durs. Et moi qui les ai fréquentés pendant ma jeunesse et tout le reste de ma vie, je peux attester que chez les pires malandrins, vauriens, soldats et autres truands, j’ai trouvé plus de respect pour certains codes et règles tacites que chez les gens de condition prétendument honorable. Martin Saldana était de cette trempe, et il résolvait ses disputes en dégainant l’épée comme un homme, sans s’abriter derrière l’autorité du roi ni chercher d’autres prétextes. Grâce à Dieu, tout s’était dit à voix basse. Il n’y avait pas eu d’affront public et irréparable qui puisse menacer la vieille amitié, âpre et rude, qui unissait les deux anciens soldats. De toute façon, la Calle Mayor, où tout Madrid se promenait après une course de taureaux, n’était pas le lieu pour se quereller ni se battre. Saldana laissa finalement s’échapper de sa poitrine un soupir désabusé. Il semblait s’être détendu tout à coup, et dans ses yeux sombres qui fixaient encore ceux du capitaine Alatriste je crus deviner l’étincelle d’un sourire.

— Un jour, tu vas te faire tuer, Diego.

— C’est possible. Et ce sera peut-être par toi. Ce fut au tour d’Alatriste de sourire. Je vis Saldana secouer la tête, découragé.

— Nous ferions mieux de changer de conversation, dit-il.

Il avait levé la main en un geste bref, presque maladroit, à la fois rude et amical, pour frôler un instant l’épaule du capitaine.

— Allez, invite-moi à prendre un verre.

Les choses en restèrent là. Quelques pas plus loin, nous nous arrêtâmes à la Taverne des Maréchaux où se pressaient laquais, écuyers, commissionnaires et vieilles femmes prêtes à louer leurs services comme duègnes, mères ou tantes. Une servante posa sur la table tachée de vin deux pichets de Valdemoro qu’Alatriste et le lieutenant d’alguazils expédièrent en un tournemain. Toutes ces paroles leur avaient mis le gosier à sec. Quant à moi, qui n’avais pas encore atteint mes quatorze ans, je dus me contenter d’un verre d’eau de la cruche, le capitaine ne me permettant pas de toucher au vin, sauf dans les panades que nous avions coutume de prendre comme petit déjeuner – nous n’avions pas toujours de quoi nous acheter du chocolat –, ou quand il me trouvait un peu pâlot, pour me redonner des couleurs. Il ignorait cependant que Caridad la Lebrijana m’apportait en cachette des tranches de pain trempées dans du vin et du sucre, gâterie dont je raffolais quand j’étais jeune, moi qui n’avais pas un sou vaillant pour me procurer des douceurs. Au chapitre du vin, le capitaine me disait que j’avais tout le temps devant moi pour en boire jusqu’à en crever, si je voulais, et qu’il n’est jamais trop tard pour ce faire. Bien des gens honorables, me disait-il, s’étaient perdus dans le jus de Bacchus. Mais il m’expliquait cela peu à peu, car je crois vous avoir déjà raconté que Diego Alatriste était un homme avare de ses paroles et que ses silences étaient plus éloquents que ses mots. En vérité, quand je fus soldat à mon tour, et d’autres choses encore, il m’est arrivé plus d’une fois de trop boire. Mais j’ai toujours été modéré dans ce vice – j’en ai eu de pires – qui chez moi ne fut jamais que source passagère de stimulation et de divertissement. Je pense que c’est au capitaine Alatriste que je dois cette modération, même s’il ne prêchait pas par l’exemple, tant s’en faut. Je me souviens bien de ses longues beuveries silencieuses. Contrairement à d’autres, il levait peu le coude quand il était en compagnie et ce n’était pas non plus la joie qui le poussait à s’imbiber du jus de la treille. Sa façon de boire était posée, méthodique et mélancolique. Quand le vin commençait à faire son effet, il se taisait et fuyait la compagnie de ses amis. En réalité, chaque fois que je pense à lui ivre, je le vois seul dans notre petit logement de la rue de l’Arquebuse, dans la cour de la Taverne du Turc, immobile devant son verre, le pichet ou la bouteille, les yeux fixés sur le mur où étaient accrochés son épée, sa dague et son chapeau, comme s’il contemplait des images que lui seul dans son silence obstiné pouvait évoquer. Et à la façon dont il tordait ensuite la bouche sous sa moustache d’ancien soldat, j’oserais jurer que ces images n’étaient pas de celles qu’un homme contemple ou revit avec plaisir. S’il est vrai que chacun traîne avec soi ses fantômes, ceux de Diego Alatriste y Tenorio n’étaient ni aimables, ni de bonne compagnie. Mais, comme je l’ai entendu le dire un jour en haussant les épaules avec ce geste singulier qui était tellement le sien et qui paraissait fait à la fois de résignation et d’indifférence, tout homme courageux peut choisir la forme et le lieu de sa mort, mais personne ne choisit ce dont il se souvient.

Le parvis de San Felipe grouillait de monde. On bavardait, on saluait ses connaissances, on allait s’accouder sur la balustrade de la célèbre esplanade pour regarder les voitures et les passants qui se promenaient dans la rue. Ce fut là que Martin Saldana prit congé de nous. Mais nous ne restâmes pas longtemps seuls, car bientôt vinrent nous rejoindre Fadrique le Borgne, apothicaire de Puerta Cerrada, et le père Ferez, absolument ravis de la course de taureaux. C’était justement le père Ferez qui, se trouvant près du garde allemand que le taureau avait étripé, lui avait administré les derniers sacrements. Le jésuite commentait les détails de l’événement, racontant comment la reine, parce que jeune et française, avait manqué défaillir dans sa loge, alors que le roi, galant, lui prenait la main pour la réconforter. La reine était restée dans la Maison de la Boulangerie au lieu de se retirer comme beaucoup croyaient qu’elle le ferait. Et ce geste fut tellement apprécié du public que, lorsque le roi et la reine se levèrent à la fin du spectacle, il leur fit une ovation pleine d’affection à laquelle le jeune et coquet Philippe IV répondit en se découvrant un instant.

Je vous ai déjà dit qu’en ce premier tiers de siècle le peuple madrilène conservait encore, en dépit de son naturel frondeur et malicieux, une certaine ingénuité pour ce genre de gestes chez la famille royale. Ingénuité que le temps et les désastres allaient transformer en désillusion, rancœur et honte. Mais à l’époque de cette histoire, notre monarque était un jeune homme et l’Espagne, quoique déjà corrompue, mortellement blessée dans son cœur, conservait les apparences, le faste et les manières. Nous étions encore quelque chose et nous le fûmes encore quelque temps, jusqu’à nous trouver exsangues, sans un soldat et sans un maravédis. La Hollande nous détestait, l’Angleterre nous craignait, le Turc n’osait plus faire un pas, la France de Richelieu grinçait des dents, le Saint-Père recevait avec beaucoup de prudence nos graves ambassadeurs vêtus de noir, et toute l’Europe tremblait au passage des vieux tercios – encore la meilleure infanterie du monde –, comme si le diable lui-même faisait résonner leurs tambours. Moi qui ai vécu ces années et celles qui vinrent ensuite, je vous jure qu’en ce siècle nous étions encore ce que personne d’autre ne fut jamais. Et quand se coucha enfin le soleil qui avait illuminé Tenochtitlán, Pavie, Saint-Quentin, Lépante et Breda, le crépuscule se teignit du rouge de notre sang, mais aussi de celui de nos ennemis. Comme ce jour, à Rocroi, que je laissai dans la cuirasse d’un Français la dague que m’avait donnée le capitaine Alatriste. Vous me direz que tous ces efforts et ce courage, nous autres, Espagnols, aurions dû les consacrer à construire un pays décent, au lieu de les gaspiller en guerres absurdes, en filouteries, en corruption, en chimères et en eau bénite. Ce qui est bien vrai. Mais je raconte les choses comme elles se sont passées. Et puis, tous les peuples ne sont pas pareillement raisonnables lorsqu’il s’agit de choisir leur destin, ni également cyniques lorsqu’ils se justifient ensuite devant l’Histoire ou devant eux-mêmes. Nous fûmes des hommes de notre siècle : nous n’avions pas choisi de naître et de vivre dans cette Espagne souvent misérable et parfois magnifique qui nous échut en partage, mais elle fut nôtre. Telle est la malheureuse patrie – ou comme on voudra l’appeler aujourd’hui – que j’ai dans la peau, dans mes yeux fatigués et dans ma mémoire, que je le veuille ou non.