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Son sourire était redevenu railleur. Il regardait parfois en coulisse le pistolet toujours posé sur les draps et le capitaine n’eut pas le moindre doute qu’il s’en serait servi s’il en avait eu l’occasion.

— Vous êtes, dit Alatriste, un fils à putain et un coquin.

L’autre le regarda avec une surprise qui paraissait sincère.

— Alatriste. À vous entendre, vous seriez devenu une vraie sœur Clarisse.

Il y eut un silence. Le doigt toujours posé sur le chien de son pistolet, le capitaine regarda longuement autour de lui. La chambre de Gualterio Malatesta lui rappelait trop la sienne pour qu’il puisse rester indifférent. Et d’une certaine manière, l’Italien avait raison. Ils n’étaient pas si éloignés l’un de l’autre.

— Vous ne pouvez vraiment pas sortir de ce lit ?

— Je vous jure que non…

Malatesta le regardait maintenant avec une attention renouvelée.

— Qu’est-ce qui vous arrive ?… Vous cherchez un prétexte ? – son sourire s’élargit de nouveau, blanc et cruel. Si cela peut vous aider, je peux vous parler de ceux que j’ai expédiés dans l’autre monde, sans leur donner le temps de faire leurs dernières prières… Éveillés ou endormis, de face ou de dos, et plus souvent de dos. N’ayez pas de scrupules – le sourire céda la place à un petit rire étouffé, grinçant, méchant. Nous faisons tous les deux le même métier.

Alatriste regardait l’épée de son ennemi. La coquille portait autant de marques de coups que la sienne. Tout est hasard, se dit-il. Tout dépend de la façon dont tombent les dés.

— Je vous serais très reconnaissant, proposa-t-il, d’essayer de vous saisir du pistolet ou de cette épée.

Malatesta le regarda fixement avant de secouer lentement la tête.

— Pas question. Je suis peut-être en charpie, mais je ne suis pas un imbécile. Si vous voulez me tuer, appuyez sur ce chien et qu’on en finisse… Avec un peu de chance, j’arriverai en enfer pour le dîner.

— Je n’ai pas l’âme d’un bourreau.

— Alors, de l’air. Je suis trop faible pour discuter.

Il laissa retomber sa tête sur son oreiller, ferma les yeux en sifflotant son tiruli-ta-ta, comme s’il se désintéressait de son sort. Alatriste demeurait debout, pistolet à la main. Par la fenêtre, il entendit l’horloge d’une église sonner au loin. Malatesta cessa de siffloter. Il se passa la main sur ses sourcils enflés, sur son visage grêlé par la petite vérole et les cicatrices, puis il regarda de nouveau le capitaine.

— Et quoi ?… Vous vous décidez ?

Alatriste ne répondit pas. La situation commençait à friser le grotesque. Lope de Vega lui-même n’aurait pas osé représenter une telle scène, de peur de se faire siffler par les mousquetaires du cordonnier Tabarca. Le capitaine s’approcha du lit, les yeux fixés sur les blessures de son ennemi. Elles puaient et avaient fort vilaine apparence.

— Ne vous faites pas d’illusions, dit Malatesta, croyant lire dans ses pensées. Je m’en sortirai. Nous autres, gens de Païenne, nous sommes coriaces. Alors finissez-en une bonne fois, foutre Dieu.

Il voulait le tuer. Sans aucun doute. Diego Alatriste voulait tuer cette dangereuse canaille qui avait tellement menacé sa vie et celle de ses amis. Lui laisser la vie sauve serait aussi suicidaire que de laisser un serpent venimeux dans la chambre où l'on compte passer la nuit. Il voulait et il devait tuer Gualterio Malatesta, mais pas de cette manière, sinon les armes à la main et face à face, écoutant son souffle pendant la lutte, puis le râle de son agonie. C’est alors qu’il se dit que rien ne pressait, que tout pouvait très bien attendre. En fin de compte, l’Italien avait beau dire, ils n’étaient pas exactement semblables. Peut-être l’étaient-ils devant Dieu, devant le diable ou devant les hommes. Mais pas dans leur for intérieur ni dans leur conscience. Égaux en tout, sauf dans la manière de voir les dés sur le tapis. Égaux, si ce n’est que Malatesta aurait déjà tué depuis longtemps Diego Alatriste s’il s’était trouvé à sa place, alors que le capitaine restait là, l’épée dans son fourreau, le doigt indécis posé sur le chien de son pistolet.

Tout à coup, la porte s’ouvrit sur une femme encore jeune, vêtue d’une blouse et d’une méchante basquine grise. Elle apportait des draps propres dans un panier et une dame-jeanne de vin. Quand elle vit l’intrus, elle étouffa un cri et lança un regard d’épouvante à Malatesta. La dame-jeanne tomba à ses pieds et se cassa dans sa clisse d’osier. Terrorisée, la femme était incapable de bouger ou de dire un mot. Diego Alatriste comprit aussitôt que cette peur n’était pas pour elle-même, mais pour cet homme grièvement blessé allongé dans ce lit. Après tout, se dit-il avec un sourire intérieur, même les serpents ont besoin de compagnie. Et ils s’accouplent.

Il observa calmement la femme. Elle était mince et vulgaire. Malgré sa jeunesse, elle semblait fatiguée, avec des cernes autour des yeux que seule une certaine sorte de vie peut donner. Pardieu, elle n’était pas sans lui rappeler Caridad la Lebrijana. Le capitaine regarda le vin de la dame-jeanne brisée qui se répandait comme du sang sur les carreaux. Puis il pencha la tête, désarma précautionneusement le chien de son pistolet qu’il glissa sous son ceinturon. Ses gestes étaient lents, comme s’il craignait d’oublier quelque chose ou comme s’il avait la tête ailleurs. Puis, sans dire un mot ni se retourner, il écarta doucement la femme et sortit de cette chambre qui sentait la solitude et la défaite, si semblable à la sienne et à ces lieux qu’il avait connus tout au long de sa vie.

Arrivé sur la galerie, il agrafa sa cape et se mit à rire en descendant l’escalier qui menait à la rue. Comme Malatesta avait ri un jour près de l’Alcázar, sous la pluie, quand il était venu prendre congé de moi après l’aventure des deux Anglais. Et son rire, comme celui de Malatesta, continua à résonner derrière lui longtemps après qu’il eut disparu.

EPILOGUE

« A ce qu’il paraît, la guerre reprend en Flandre et la plupart des officiers et soldats qui étaient à Madrid ont décidé de rejoindre les armées, voyant la mauvaise situation qui est ici la leur et attirés par les occasions de butins et bénéfices. Il y a quatre jours que le Tercio Viejo de Carthagène est parti avec ses tambours et ses drapeaux, lequel, comme vous le savez sans doute, fut reformé après avoir été décimé il y a deux ans dans la terrible journée de Fleurus. Ce sont presque tous des vétérans et on attend de grands succès dans les provinces rebelles.

Par ailleurs, hier lundi est mort de façon mystérieuse l’aumônier des bienheureuses adoratrices, le père Juan Coroado. Ce prêtre bien fait de sa personne, réputé pour son éloquence en chaire, était issu d’une famille portugaise bien connue. On rapporte qu’alors qu’il se trouvait à la porte de sa paroisse, un jeune homme qui se dissimulait le visage vint à lui et, sans mot dire, le transperça d’un coup d’épée. On parle d’affaires galantes ou de vengeances. Le tueur n'a pas été retrouvé. »

Fin du Tome 2