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— On dirait que vous allez me parler d’un petit travail, répondit le capitaine.

C’était un euphémisme, bien entendu. Dans le métier de Diego Alatriste, les petits travaux se faisaient d’ordinaire dans des ruelles obscures, à tant le coup d’épée. Une estafilade au visage, couper l’oreille d’un créancier ou du galant de la légitime, un coup de pistolet à bout portant ou six pouces d’acier dans la gorge, il y avait pour tout un tarif établi. Sur cette place où nous étions, vous auriez pu trouver au moins une douzaine de professionnels avec qui conclure un marché.

— C’est exact, fit le poète en remontant ses besicles. Et un travail bien payé, je peux vous l’assurer.

Diego Alatriste regarda longuement son interlocuteur. J’observai quelques instants son profil aquilin sous le large bord de son chapeau orné d’une plume rouge défraîchie, seule note de couleur dans sa tenue.

— Vous avez donc décidé de me fâcher aujourd’hui, Don Francisco, dit-il enfin. Vous prétendez que je me fasse payer pour un service que je vous rendrais ?

— Il ne s’agit pas de moi, mais d’un père et de ses deux jeunes fils. Ils ont un problème et ils sont venus me demander conseil.

Du haut de la fontaine de lapis-lazuli et d’albâtre, la Mariblanca nous regardait passer pendant que l’eau chantait à ses pieds. Les dernières lueurs du jour s’attardaient. Des soldats et des fier-à-bras à l’aspect terrible avec leurs énormes moustaches et leurs formidables épées, sans parler de cette manière qu’ils avaient de se tenir debout en écartant les jambes, parlaient en groupes devant les portes fermées des boutiques de soieries, de draps et de livres, ou buvaient un verre devant les misérables tréteaux des marchands de boissons, au milieu de la foule des aveugles, des mendiants et des femmes de petite vertu. Alatriste connaissait certains des soldats. Ils le saluèrent de loin et il leur répondit distraitement en touchant le bord de son chapeau.

— Vous êtes mêlé à l’affaire ? demanda-t-il. Don Francisco fit un geste ambigu.

— En partie seulement. Mais pour des raisons que vous comprendrez bientôt, je dois aller jusqu’au bout.

Nous croisâmes d’autres fiers-à-bras aux moustaches dressées et au regard perfide qui flânaient devant les grilles du Buen Suceso. Ce lieu, comme la rue de la Montera toute proche, était fréquenté par les soldats et les matamores. Les querelles y étaient fréquentes et l’on fermait la grille de l’église pour empêcher qu’après un échange de coups d’épée les fugitifs n’y trouvent asile pour se soustraire à la justice.

— Dangereux ?

— Très.

— Il faudra se battre, j’imagine.

— J’espère que non. Mais les risques sont plus grands qu’un simple coup de lame.

Le capitaine fit quelques pas en regardant en silence le chapiteau du couvent de la Victoria qui se dressait derrière les étroites maisons du fond de la place, au carrefour de la chaussée de San Jerónimo. Impossible de se promener dans cette ville sans tomber sur une église.

— Et pourquoi moi ? demanda-t-il enfin. Don Francisco se mit à rire doucement, comme il l’avait fait un peu plus tôt.

— Pardieu, parce que vous êtes mon ami. Et aussi parce que vous êtes de ceux qui chantent fort mal avec les instruments à cordes, en dépit de tous les efforts des bourreaux, rapporteurs et greffiers.

Pensif, le capitaine passa deux doigts sur son col à la wallonne.

— Un travail bien payé, disiez-vous.

— De fait.

— Par vous ?

— Je voudrais bien. Mais j’en serais parfaitement incapable. Mon escarcelle est vide.

Alatriste continuait à se toucher la gorge.

— Chaque fois qu’on me propose une affaire bien payée, c’est pour que je mette le cou dans la corde du bourreau.

— C’est effectivement le cas, reconnut le poète.

— Par le Christ, la belle affaire que vous me proposez !

— Vous mentir serait une félonie.

Le capitaine regarda Quevedo d’un air ironique.

— Et comment se fait-il que vous vous mettiez dans des embarras semblables. Don Francisco ?… Juste au moment où vous avez retrouvé la faveur du roi, après votre longue disgrâce auprès du duc d’Osuna…

— C’est bien vrai, mon ami, se lamenta le poète. Maudit soit le sort qui me joue toujours des tours. Mais il est des engagements auxquels on ne peut se soustraire… Mon honneur est en jeu.

— Et votre tête, dites-vous. Cette fois, ce fut Don Francisco qui regarda Diego Alatriste d’un air railleur.

— Et la vôtre, capitaine, si vous décidez de m’accompagner.

Le si vous décidez était superflu, et les deux hommes le savaient. Le capitaine garda le sourire pensif qu’il avait sur les lèvres, tourna la tête d’un côté puis de l’autre, esquiva un tas d’ordures puantes, salua distraitement une femme au généreux décolleté qui lui fit un clin d’œil derrière l’étal d’une gargote, et finit par hausser les épaules.

— Et pourquoi devrais-je le faire ?… Mon ancien régiment part sous peu en Flandre et il m’arrive souvent de penser qu’un changement d’air me ferait du bien.

— Pourquoi devriez-vous le faire ?

Don Francisco se caressait la moustache et le menton, pensif.

— A vrai dire, je n’en sais rien. Peut-être parce que lorsqu’un ami se trouve en difficulté, il ne nous reste plus qu’à nous battre.

— Nous battre ?… Il y a un instant, vous disiez que vous pensiez bien qu’on n’en viendrait pas aux mains.

Le capitaine s’était retourné et regardait attentivement le poète. Le ciel s’obscurcissait déjà au-dessus de Madrid et les premières ombres venaient à notre rencontre, sorties des ruelles qui donnaient sur la place. Les contours des choses et les traits des passants commençaient à s’estomper. Un marchand alluma une lampe. La lumière se mit à jouer sur les besicles de Don Francisco, sous le feutre de son chapeau.

— Et c’est vrai, dit le poète. Mais si quelque chose tourne mal, ce ne sont pas les coups de lame qui vont manquer.

Il rit tout bas, mais le cœur n’y était pas. Au bout d’un instant, j’entendis le capitaine Alatriste rire de la même manière. Après cela, ni l’un ni l’autre ne dirent un mot. Et moi, médusé par ce que je venais d’entendre, excité comme l’est quelqu’un qui se sait attiré vers de nouveaux périls, je continuais à marcher derrière leurs silhouettes sombres et silencieuses. Puis Don Francisco s’éloigna et le capitaine Alatriste resta un moment seul, immobile et muet dans la pénombre, sans que j’ose m’approcher de lui ni lui adresser la parole. Et il demeura ainsi, comme s’il avait oublié ma présence, jusqu’à ce que neuf coups sonnent à l’église de la Victoria.

II

LA CORDE AU COU

Ils arrivèrent le lendemain matin. J’entendis leurs pas faire grincer les marches de l’escalier. Quand j’allai ouvrir la porte, le capitaine y était déjà, en manches de chemise, très grave. Je remarquai que durant la nuit il avait nettoyé ses pistolets et que l’un d’eux, amorcé, était posé sur la table, près de la poutre où, pendu à un clou, se trouvait son ceinturon avec son épée et sa dague.

— Va te promener, Inigo.

J’obéis. En sortant, je croisai Don Francisco de Quevedo qui montait les dernières marches, suivi de trois gentilshommes qu’il faisait semblant de ne pas connaître. Je notai qu’ils n’avaient pas pris la porte de la rue de l’Arquebuse, mais plutôt celle par laquelle notre cour communiquait avec la taverne de Caridad la Lebrijana et qui donnait sur la rue de Tolède, plus fréquentée et donc plus discrète. Don Francisco me donna une tape amicale avant d’entrer et je m’en fus par la galerie, non sans jeter un coup d’œil aux trois hommes qui l’accompagnaient. Le premier était un homme d’âge mûr aux cheveux presque blancs. Les deux autres étaient jeunes, l’un sans doute âgé de dix-huit ans, l’autre dans la vingtaine, tous deux bien tournés. Ils semblaient être frères, ou parents. Tous trois étaient vêtus d’habits de voyage et paraissaient venir de loin. Je vous jure que j’ai toujours été bien élevé et discret. Je ne suis pas fouineur, et je ne l’étais pas davantage à l’époque. Mais quand on a treize ans, le monde est un spectacle fascinant dont un jeune garçon ne veut pas perdre une miette. À cela il faut ajouter cette conversation entre Don Francisco et le capitaine Alatriste que j’avais saisie au vol la veille. Toujours est-il que, pour tout vous dire, je fis le tour de la galerie, me hissai jusqu’au toit avec l’agilité de mon extrême jeunesse et, après m’être laissé glisser jusqu’à la fenêtre, je rentrai chez nous en prenant grand soin de ne point faire de bruit, puis me cachai dans ma chambre, collé au fond d’un placard, près d’une certaine fente qui me permettait de voir et d’entendre ce qui se passait de l’autre côté. Sans faire de bruit et bien décidé à ne perdre aucun détail de cette histoire dans laquelle, selon ce qu’avait dit Don Francisco, Diego Alatriste et lui jouaient leur tête. Ce que j’ignorais, pardieu, c’était à quel point j’étais près de perdre la mienne.