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— Attaquer un couvent, résumait le capitaine, c’est la peine capitale.

Don Francisco acquiesça en silence. Après avoir fait les présentations, il s’était tenu à l’écart, laissant les visiteurs parler. L’homme d’âge mûr avait mené la conversation. Il était assis à côté de la table sur laquelle se trouvaient son chapeau, un pichet de vin auquel personne n’avait touché et le pistolet du capitaine. L’homme reprenait la parole :

— Le danger est certain. Mais il n’y a pas d’autre moyen de sauver ma fille.

Il avait tenu à se nommer lorsque Don Francisco l’avait présenté, même si Diego Alatriste lui avait bien dit que ce n’était pas nécessaire. Il s’appelait Don Vicente de la Cruz. C’était un vieux gentilhomme de Valence, de passage à Madrid, maigre, les cheveux et la barbe presque complètement blancs. Il devait avoir plus de soixante ans, mais il était encore vert et marchait comme un jeune homme. Ses fils lui ressemblaient beaucoup. L’aîné, Don Jerónimo, frisait les vingt-cinq ans. Don Luis était le plus jeune. Malgré tout son aplomb, il n’avait pas plus de dix-huit ans. Les trois étaient habillés simplement de vêtements de voyage et de chasse : costume noir pour le père, pourpoints de drap bleu et vert foncé pour les fils, avec des baudriers et des ornements à la mode d’autrefois. Tous portaient l’épée et la dague au ceinturon. Leurs cheveux très courts et le même regard franc accentuaient leur air de famille.

— Qui sont les prêtres ? demanda Alatriste.

Il était debout, adossé contre le mur, les pouces dans la ceinture, s’interrogeant encore sur ce qu’il venait d’entendre. En réalité, il regardait plus Don Francisco que les visiteurs, comme pour lui demander dans quel enfer il venait de l’envoyer. De son côté, appuyé contre la fenêtre, le poète observait les toits voisins, comme s’il se désintéressait de ce qui se passait dans la pièce. De temps en temps, il se retournait vers Alatriste pour lui lancer un regard sans expression, tout à fait de circonstance, ou scrutait ses ongles avec une attention inhabituelle.

— Le père Juan Coroado et le père Juliân Garzo, répondit Don Vicente. Ce sont les maîtres du couvent. Sour Josefa, la supérieure, ne fait que répéter ce qu’ils lui disent. Les autres religieuses sont de son côté ou vivent dans la terreur.

Le regard du capitaine croisa celui de Don Francisco de Quevedo. Je regrette, disait silencieusement le poète. Vous seul pouvez m’aider.

— Le père Juan, l’aumônier, continuait Don Vicente, est la créature du comte d’Olivares. Son père, Amandio Coroado, a fondé à ses frais le couvent des bienheureuses adoratrices et c’est le seul banquier portugais sur qui peut compter le favori du roi. Maintenant qu’Olivares veut se débarrasser des Génois, Coroado est son meilleur atout pour soutirer de l’argent au Portugal, pour la guerre de Flandre… Son fils jouit donc d’une impunité absolue, dans le couvent comme à l’extérieur.

— Vos accusations sont graves.

— Elles sont amplement démontrées. Ce Juan Coroado n’est pas un prêtre inculte et crédule, comme il y en a tant, ni illuminé, ni simple quémandeur, ni fanatique. Il a trente ans, de l’argent, une place à la cour, et il est bel homme… C’est un pervers qui a fait du couvent son sérail personnel.

— Il y aurait un autre mot plus juste, père, dit alors le fils cadet.

Sa voix tremblait de colère et il se contenait manifestement à grand-peine, par respect pour le vieil homme. Don Vicente de la Cruz le reprit d’une voix sévère :

— Peut-être. Mais puisque ta sœur est là-bas, tu t’abstiendras de le prononcer.

Le jeune homme pâlit en inclinant la tête pendant que son frère aîné, plus silencieux et maître de lui-même, lui posait la main sur le bras.

— Et l’autre prêtre ? demanda Alatriste.

La lumière qui entrait par la fenêtre devant laquelle se trouvait Don Francisco éclairait de côté le visage du capitaine, laissant l’autre moitié dans l’ombre mais accusant ses cicatrices : celle du sourcil gauche et l’autre, plus fraîche, à la naissance des cheveux, au milieu du front, souvenir de l’escarmouche du théâtre du Prince. La troisième cicatrice visible, elle aussi récente, laissée par une dague, barrait le dos de sa main gauche depuis l’embuscade de la Porte des Ames. Et sous ses vêtements, il avait encore quatre autres anciennes blessures. La dernière, reçue à Fleurus, celle qui lui avait valu d’être licencié, continuait parfois à l’empêcher de dormir.

— Le père Julián Garzo est le confesseur, répondit Don Vicente de la Cruz. C’est lui aussi un gros poisson. Un de ses oncles est membre du Conseil de Castille… Il est intouchable, comme l’autre.

— Si je comprends bien, deux hommes dont il faut se garder.

Le poing serré sur le pommeau de son épée, Don Luis, le fils cadet, bouillait de colère :

— Vous devriez plutôt dire deux misérables canailles.

Sa voix tremblait d’un courroux qui le faisait paraître plus jeune, avec ce duvet blond qui n’avait pas encore connu le rasoir et qui obscurcissait à peine sa lèvre supérieure. Son père lui adressa un autre regard sévère pour lui imposer le silence, puis il continua son récit :

— Les murs de l’Adoration sont assez épais pour tout cacher : un aumônier qui dissimule ses appétits lascifs sous des allures hypocrites de mystique, une supérieure stupide et crédule et une congrégation de malheureuses qui croient avoir des visions célestes ou être possédées du démon – le vieil homme parlait en caressant sa barbe et il avait visiblement beaucoup de peine à conserver son calme et sa dignité. On leur dit même que l’amour et l’obéissance à l’aumônier sont essentiels pour accéder à Dieu et que certaines caresses et actes malhonnêtes, dictés par le directeur spirituel, sont le chemin de la plus haute perfection.

Diego Alatriste n’était guère surpris. Dans l’Espagne de notre très catholique monarque Philippe IV, la foi était généralement sincère. Mais ses manifestations extérieures étaient souvent l’hypocrisie chez les grands, la superstition chez le vulgaire. Une bonne partie du clergé était fanatique et ignorante, refuge des paresseux qui fuyaient le travail et le métier des armes, ou encore ambitieuse et immorale, plus soucieuse de s’enrichir que d’œuvrer à la gloire de Dieu. Alors que les pauvres payaient des impôts dont étaient exemptés les riches et les religieux, les jurisconsultes discutaient pour savoir si l’immunité ecclésiastique était ou non de droit divin. Et plusieurs abusaient de la tonsure pour satisfaire des appétits et intérêts mesquins. À côté de prêtres sans aucun doute de saints et honorables hommes, on trouvait donc tout aussi bien des coquins, des envieux et des gredins : des prêtres qui vivaient avec femme et enfants, des confesseurs qui faisaient des propositions à leurs pénitentes, des coureurs de religieuses, des couvents où se cachaient des liaisons amoureuses, des aventures et des scandales, tout cela était le pain, pas précisément bénit, de chaque jour.