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— Et personne ne s’est plaint de ce qui se passe dans le couvent ?

Don Vicente de la Cruz hocha la tête, découragé.

— Si. Moi. J’ai même envoyé un mémoire détaillé au comte d’Olivares. Mais je n’ai pas eu de réponse.

— Et l’Inquisition ?

— Elle est au courant. J’ai eu une conversation avec un membre du Conseil du Tribunal suprême. Il m’a promis de s’occuper de l’affaire et je sais qu’il a envoyé deux trinitaires au couvent. Mais les pères Coroado et Garzo ont si bien fait, avec le concours de la supérieure, qu’ils les ont convaincus que tout était en ordre.

— C’est quand même curieux, fit Don Francisco de Quevedo. L’Inquisition en veut au comte d’Olivares et le prétexte serait bon pour lui porter ombrage.

Le gentilhomme valencien haussa les épaules.

— C’est ce que nous pensions. Mais ils croient sans doute que c’est viser bien haut pour une simple novice. De plus, mère Josefa, la supérieure, a une réputation de femme pieuse à la cour : elle fait dire une messe tous les jours ainsi que des prières spéciales pour que le favori et le roi aient des enfants mâles… Ce qui lui vaut respect et prestige, quand en réalité, sous son bavardage, c’est une femme simplette à qui les manières et la prestance de l’aumônier ont fait perdre le peu de cervelle qu’elle avait. Le cas n’a rien de rare : aujourd’hui, la moindre supérieure doit avoir au moins cinq stigmates et être en odeur de sainteté – méprisant, le vieil homme souriait avec amertume. Ses penchants mystiques, son désir de jouer un rôle, ses rêves de grandeur et ses relations font qu’elle se croit une nouvelle sainte Thérèse. Et puis, le père Coroado distribue les ducats à pleines mains et l’Adoration est le couvent le plus riche de Madrid. Bien des familles veulent y placer leurs filles.

J’écoutais par la fente, plutôt honteux malgré mon jeune âge. Je vous ai déjà dit qu’à l’époque un jeune garçon grandissait vite dans ce Madrid de mauvais sujets, dangereux, turbulent et fascinant tout à la fois. Dans une société où la religion et l’immoralité marchaient main dans la main, il était de notoriété publique que les confesseurs exerçaient une possession tyrannique sur les âmes et parfois les corps des femmes pieuses, avec les scandales qui en résultaient. Quant à l’influence des religieux, elle était immense. Les différents ordres s’affrontaient ou s’alliaient entre eux, les prêtres en venaient à interdire aux fidèles de se réconcilier, imposaient la rupture des liens familiaux et prêchaient même la désobéissance à l’autorité quand l’envie leur en prenait. Et il n’était pas rare non plus que les prêtres galants usent d’un langage mystico-amoureux, ou dissimulent sous des subterfuges spirituels ce qui n’était qu’appétits et passions humaines, ambition et luxure. Le personnage du prêtre qui sollicite les faveurs de ses ouailles était bien connu et fit souvent l’objet de vers satiriques au cours du siècle, comme dans La Grotte de Meliso :

On vous verra alors courir les confessions

avec belles servantes

de Dieu, que vous prendrez ainsi que des amantes,

et elles honorées

tant redoutaient d’être possédées du démon.

La chose n’était pas inhabituelle en cette époque de superstition et de piété excessives qui faisaient l’affaire de tant de coquins, pendant que les Espagnols se déchiraient dans des luttes intestines, mal nourris et encore moins bien gouvernés, entre le pessimisme général et le désabusement, cherchant dans la religion tantôt le réconfort face à l’abîme, tantôt effrontément les simples avantages terrestres. Situation qu’aggravait le nombre des prêtres et des religieuses sans vocation – il y avait plus de neuf mille couvents quand j’étais jeune –, car les bonnes familles désargentées qui ne pouvaient marier leurs filles avec suffisamment de faste avaient coutume de les faire entrer en religion ou les enfermaient de force dans les couvents après quelque faux pas dans le monde. Les cloîtres regorgeaient ainsi de ces femmes sans vocation dont parle Luis Hurtado de Toledo, l’auteur – ou plutôt le traducteur – du Palmerin de Inglaterra, dans ces autres vers célèbres :

Nos pères, pour donner fortune à leurs infants, nous firent dépouiller et nous mettre au couvent qui tant attente à Dieu.

Don Francisco de Quevedo était toujours devant la fenêtre, un peu à l’écart, regardant distraitement les chats qui se promenaient sur les toits comme des soldats désœuvrés. Le capitaine lui lança un long regard avant de se tourner vers Don Vicente de la Cruz.

— Je ne comprends pas, dit-il, comment votre fille a pu se retrouver dans une situation pareille.

Le vieil homme ne répondit pas tout de suite. La lumière qui accentuait les cicatrices du capitaine faisait ressortir sur son front une profonde ride verticale.

— Elvira est arrivée à Madrid avec deux autres novices quand on a fondé l’Adoration, il y a près d’un an. Elles sont venues accompagnées d’une duègne, une femme qui nous avait été chaudement recommandée et qui devait s’occuper d’elles jusqu’à ce qu’elles prononcent leurs vœux.

— Et que dit la duègne ?

Le silence se fit si dense qu’on aurait pu le couper avec un cimeterre. Don Vicente de la Cruz regarda pensivement sa main droite qu’il avait posée sur la table : maigre, noueuse, mais encore ferme. Sourcils froncés, ses fils avaient les yeux fixés par terre, comme s’ils contemplaient quelque chose au bout de leurs bottes. Don Jerónimo, l’aîné, plus bourru et moins loquace que son frère, avait ce regard fixe et dur que j’avais déjà vu chez certains hommes, un regard dont j’apprenais à me défier : alors que d’autres fanfaronnent, font sonner l’épée contre les meubles et parlent haut, ils restent seuls dans un coin du tripot, observent sans sourciller, sans perdre aucun détail, sans prononcer le moindre mot, jusqu’à ce que d’un coup ils se lèvent et, impassibles, vous descendent d’un coup de lame ou de pistolet à bout portant. Le capitaine Alatriste était du nombre. Et moi, à force de le fréquenter, je commençais à reconnaître les gens de cette trempe.

— Nous ne savons pas où est passée la duègne, dit enfin le vieil homme. Elle a disparu il y a quelques jours.

Le silence retomba. Cette fois, Don Francisco de Quevedo cessa de contempler les toits et les chats. Son regard, mélancolique à l’extrême, croisa celui de Diego Alatriste.

— Disparu, répéta le capitaine d’un air pensif.

Les fils de Don Vicente de la Cruz contemplaient toujours le sol sans dire un mot. Finalement, leur père hocha brusquement la tête. Il regardait toujours sa main, immobile sur la table, à côté du chapeau, du pichet de vin et du pistolet du capitaine.

— Exactement, dit-il.

Don Francisco de Quevedo s’écarta de la fenêtre et, après avoir fait quelques pas dans la pièce, s’arrêta devant Alatriste.

— On raconte, murmura-t-il, qu’elle faisait l’entremetteuse pour le père Juan Coroado.

— Et elle a disparu.

Dans le silence qui suivit, le capitaine et Don Francisco se regardèrent quelques instants dans les yeux.

— C’est ce qu’on dit, confirma enfin le poète.

— Je comprends.

Moi aussi je comprenais dans ma cachette, même s’il m’était difficile de saisir quel rôle pouvait bien jouer Don Francisco dans une si ténébreuse affaire. Quant au reste, la bourse – selon ce que nous avait raconté Martin Saldana – qu’on avait trouvée avec la femme étranglée dans la chaise à porteurs ne suffirait peut-être pas à assurer le salut de son âme. Je collai contre la fente de mon placard un œil grand ouvert par la stupeur, regardant avec un nouveau respect Don Vicente de la Cruz et ses fils. Le père ne me paraissait déjà plus si vieux et ses fils si jeunes. Finalement, pensai-je en frissonnant, il s’agissait de leur sœur et de sa fille. Moi aussi j’avais des sœurs là-bas, à Onate, et je ne sais trop jusqu’où j’aurais été capable d’aller pour elles.