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Mais la vie en a disposé autrement, Dieu sait pourquoi. Mes vieux meubles pourrissent dans une grange où l’on m’a permis de les placer, et moi-même, oui, mon Dieu, je n’ai pas de toit qui m’abrite, et il pleut dans mes yeux.

*

Quelquefois, je passe devant de petites boutiques: dans la rue de Seine par exemple. Ce sont des antiquaires, de petits bouquinistes ou des marchands d’eaux-fortes aux vitrines trop pleines. Jamais personne n’entre chez eux, ils ne font apparemment pas d’affaires. Mais si l’on y jette un coup d’œil, on les voit assis, toujours assis, lisant et insouciants. Ils ne songent pas au lendemain, ne s’inquiètent d’aucune réussite. Ils ont un chien qui est assis devant eux et frétille de bonne humeur, ou un chat qui agrandit le silence en se glissant le long des rangées de livres comme s’il effaçait les noms du dos des reliures.

Ah! si cela pouvait suffire: je voudrais quelquefois m’acheter une de ces vitrines pleines de choses, et m’asseoir là derrière, avec un chien pour vingt ans.

*

C’est bon de dire à haute voix: «Il n’est rien arrivé». Mais quand même je le dirais, et quand je le répéterais: «Il n’est rien arrivé», à quoi cela m’avancerait-il?

Que mon poêle se soit encore mis à fumer et que j’aie dû sortir, est-ce là vraiment un malheur? Que je me sente las et transi, est-ce de quelque importance? Et si j’ai couru tout le jour dans les rues, c’est moi-même qui l’ai voulu. J’aurais pu aussi bien me reposer dans une salle du Louvre. Pourtant non, je crois que non. C’est qu’il y vient certaines gens pour se chauffer. Ils sont assis sur les banquettes de velours et, sur les bouches de chaleur, leurs pieds posent l’un contre l’autre comme de grandes bottes vides. Ce sont des hommes d’une extrême modestie qui savent gré à ces gardiens aux uniformes bleus constellés de décorations de seulement les tolérer. Mais si j’entre, ils grimacent. Ils grimacent et hochent la tête. Puis, si je vais et viens devant les tableaux, ils me gardent à vue et me suivent obstinément de leur œil brouillé. J’ai donc bien fait de ne pas aller au Louvre. J’ai marché sans cesse. Dieu sait combien de villes, de quartiers, de cimetières, de ponts et de passages j’ai traversés. Je ne sais où j’ai rencontré un homme qui poussait devant lui une charrette pleine de légumes. Il criait: «Chou-fleur, chou-fleur», le fleur avec un eu bizarrement trouble. À côté de lui marchait une laide et anguleuse femme qui, de temps en temps, le poussait. Et quand elle le poussait, il criait. Quelquefois aussi il criait de lui-même, mais alors son cri avait été inutile, et aussitôt il lui fallait crier à nouveau, parce qu’on passait devant la maison d’un client. Ai-je dit que cet homme était aveugle? Non? Eh bien, il était aveugle. Il était aveugle et il criait. J’arrange en disant cela; j’escamote la charrette qu’il poussait; je feins de n’avoir pas remarqué qu’il criait des choux-fleurs. Mais est-ce bien essentiel? Et quand cela serait essentiel, n’importe-t-il pas davantage de savoir ce que j’ai vu, moi? J’ai vu un vieil homme qui était aveugle et qui criait. Voilà ce que j’ai vu. Vu.

Croira-t-on qu’il y ait de pareilles maisons? Non, l’on va dire encore que j’arrange. Mais cette fois, c’est la vérité; rien d’escamoté; bien entendu rien d’ajouté non plus. D’où le prendrais-je? On sait que je suis pauvre. On le sait. Maisons? Mais pour être précis, c’étaient des maisons qui n’étaient plus là. Des maisons qu’on avait démolies du haut en bas. Ce qu’il y avait, c’étaient les autres maisons, celles qui s’étaient appuyées contre les premières, les maisons voisines. Apparemment elles risquaient de s’écrouler depuis qu’on avait enlevé ce qui les étayait; car tout un échafaudage de longues poutres goudronnées était arc-bouté entre le sol encombré de gravats et la paroi dénudée. Je ne sais pas si j’ai déjà dit que c’est de cette paroi que je parle. Ce n’était pas, à proprement parler, la première paroi des maisons subsistantes (comme on aurait pu le supposer), mais bien la dernière de celles qui n’étaient plus. On voyait sa face interne. On voyait, aux différents étages, des murs de chambres où les tentures collaient encore; et, ça et là, l’attache du plancher ou du plafond. Auprès des murs des chambres, tout au long de la paroi, subsistait encore un espace gris blanc par où s’insinuait, en des spirales vermiculaires et qui semblaient servir à quelque répugnante digestion, le conduit découvert et rouillé de la descente des cabinets. Les tuyaux de gaz avaient laissé sur les bords des plafonds des sillons gris et poussiéreux qui se repliaient ça et là, brusquement, et s’enfonçaient dans des trous noirs. Mais le plus inoubliable, c’était encore les murs eux-mêmes. Avec quelque brutalité qu’on l’eût piétinée, on n’avait pu déloger la vie opiniâtre de ces chambres. Elle y était encore; elle se retenait aux clous qu’on avait négligé d’enlever; elle prenait appui sur un étroit morceau de plancher; elle s’était blottie sous ces encoignures où se formait encore un petit peu d’intimité. On la distinguait dans les couleurs que d’année en année elle avait changées, le bleu en vert chanci, le vert en gris, et le jaune en un blanc fatigué et rance. Mais on la retrouvait aussi aux places restées plus fraîches, derrière les glaces, les tableaux et les armoires; car elle avait tracé leurs contours et avait laissé ses toiles d’araignées et sa poussière même dans ces réduits à présent découverts. On la retrouvait encore dans chaque écorchure, dans les ampoules que l’humidité avait soufflées au bas des tentures; elle tremblait avec les lambeaux flottants et transpirait dans d’affreuses taches qui existaient depuis toujours. Et, de ces murs, jadis bleus, verts ou jaunes, qu’encadraient les reliefs des cloisons transversales abattues, émanait l’haleine de cette vie, une haleine opiniâtre, paresseuse et épaisse, qu’aucun vent n’avait encore dissipée. Là s’attardaient les soleils de midi, les exhalaisons, les maladies, d’anciennes fumées, la sueur qui filtre sous les épaules et alourdit les vêtements. Elles étaient là, l’haleine fade des bouches, l’odeur huileuse des pieds, l’aigreur des urines, la suie qui brûle, les grises buées de pommes de terre et l’infection des graisses rancies. Elle était là, la doucereuse et longue odeur des nourrissons négligés, l’angoisse des écoliers et la moiteur des lits de jeunes garçons pubères. Et tout ce qui montait en buée du gouffre de la rue, tout ce qui s’infiltrait du toit avec la pluie, qui ne tombe jamais pure sur les villes.