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C’était Prix Sacrifiés.

Masklinn sentit son cerveau formuler des pensées limpides, au ralenti.

Il s’agit d’un humain ordinaire, lui disait son cerveau. Aucune raison d’avoir peur. Un humain banal qui porte son nom sur lui au cas où il l’oublierait, comme les humaines du Grand Magasin, qui s’appelaient « Tracy », « Sharon » ou « Mrs J.E. Williams, Responsable de Rayon ». C’est seulement ce brave vieux « Sécurité », une fois de plus. Il vit dans la chaufferie et boit du thé. Il a entendu le bruit.

Il vient voir ce qui l’a provoqué.

C’est-à-dire : nous.

— Oh, non, chuchota Angalo tandis que la silhouette s’avançait dans le garage d’un pas pesant. Tu as vu ce qu’il a en bouche ?

— Oui, une cigarette. J’ai déjà vu des humains qui en avaient. Et alors ?

— Elle est allumée, expliqua Angalo. À ton avis, il n’a pas reniflé l’odeur des sens d’yesel ?

— Qu’est-ce qui va se passer si ça prend feu ? demanda Masklinn, avec le pressentiment qu’il connaissait déjà la réponse.

— Ça fait broumpt ! répondit Angalo.

— Broumpf ? C’est tout ?

— Ça suffit, broumpf.

L’humain s’approchait. Masklinn distinguait ses yeux à présent. Les humains n’étaient pas très doués pour voir les gnomes, même des gnomes immobiles, mais il ne manquerait pas de se demander pourquoi un camion avançait tout seul dans le garage au milieu de la nuit.

Sécurité arriva au niveau de la cabine et tendit lentement la main vers la poignée de la portière. Le faisceau de sa torche pénétra par la glace sur le côté et, à cet instant, Gurder se redressa de toute sa taille, frémissant de fureur.

— Arrière, infâme démon ! s’exclama-t-il, éclairé comme par un coup de projecteur. Entends les annonces d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Interdit de Fumer ! Sortie de secours !

Le visage de l’humain se plissa sous l’effet d’une stupeur pesante. Puis, avec la lenteur des nuages dans le ciel, il arbora une expression de panique. Il lâcha la poignée de porte, tourna les talons et commença à se diriger vers la petite porte à ce qui, pour un humain, représentait une vive allure. Ce faisant, il laissa tomber de ses lèvres la cigarette embrasée qui, pirouettant dans les airs, fila lentement vers le sol.

Masklinn et Angalo se regardèrent, puis se tournèrent vers le signaleur.

— Vitesse maximum ! hurlèrent-ils en chœur.

Un instant plus tard, le camion frémit tandis que les équipes engageaient la délicate manœuvre d’un changement de vitesse. Puis il avança.

— Vite ! J’ai dit vite ! s’égosilla Masklinn.

— Qu’est-ce qui se passe ? leur cria Dorcas. Et la porte ?

— On va l’ouvrir ! On va l’ouvrir ! hurla Masklinn.

— Comment ?

— Ben, elle ne paraissait pas très épaisse, non ?

Le monde des gnomes est, d’un point de vue humain, un monde de vitesse. Ils vivent à un rythme si accéléré que tout ce qui se passe autour d’eux paraît très lent. Ainsi le camion parut-il flotter dans le garage, gravir la pente en direction de la sortie et heurter la porte de façon paisible. Un boum prolongé, un hurlement de métal qu’on arrache, un raclement persistant contre le toit du camion, et soudain, la porte disparut, remplacée par du noir piqué de lumières.

— À gauche ! Tournez à gauche ! hurla Angalo.

Le camion dérapa au ralenti, rebondit mollement contre un mur et continua un instant sa course le long de la rue.

— Continuez ! Continuez ! Maintenant, redressez !

Une lueur vive éclaboussa brièvement le mur, à l’extérieur de la cabine.

Et puis, derrière eux, un bruit qui faisait : broumpf.

13

I. Ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : Tout est désormais consommé.

II. Tous les Rideaux, les Moquettes, les Literies, la Lingerie, les Jouets, la Mercerie, la Maroquinerie, la Quincaillerie, l’Électro-ménager.

III. Tous les Murs, les Planchers, les Plafonds, les Ascenseurs, les Escaliers qui bougent.

IV. Tout doit disparaître.

La Gnomenclature, Sorties de Secours,
Chapitre 3, Versets I-IV

Plus tard, quand on entreprit la rédaction des chapitres suivants de la Gnomenclature, on raconta qu’un coup de tonnerre avait annoncé la fin du Grand Magasin. Ce n’était pas vrai, mais on l’écrivit quand même : le terme un coup de tonnerre sonnait beaucoup mieux. En réalité, la boule de feu jaune et orange, qui avait jailli du garage en emportant avec elle les derniers vestiges de la porte, avait simplement fait un bruit de molosse géant qui s’éclaircit doucement la gorge.

Broumpf.

Sur le moment, les gnomes étaient assez mal placés pour s’en rendre compte. Ils se préoccupaient davantage du bruit produit par les divers objets qui les manquaient de peu.

Masklinn s’attendait à voir d’autres véhicules sur la route. Le Code de la Route, intarissable sur ce sujet, accordait beaucoup d’importance au fait de ne pas les heurter. Ce qui inquiétait Masklinn, c’était cette manie qu’ils avaient de se ruer délibérément sur le camion, en poussant de longs meuglements de veaux malades.

— Un peu à gauche ! hurlait Angalo. Et puis à droite juste un chouïa, ensuite, tout droit !

— Un chouïa ? répéta lentement le signaleur. Je ne crois pas qu’il y ait de code pour un chouïa. Et si…

— Ralentissez ! À gauche, maintenant ! Il faut que nous revenions sur le bon côté de la route !

Grimma se haussa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le Code de la Route.

— On est à droite, fit-elle.

— Oui, mais justement, le bon côté, c’est le gauche !

Masklinn tapa du doigt la page ouverte devant eux.

— On dit ici qu’il faut avoir de la cons… consi…

— Considération, murmura Grimma.

— … de la considération pour les autres usagers de la route, dit-il.

Une brusque secousse le jeta vers l’avant.

— C’était quoi, ça ?

— On vient de monter sur le trottoir ! À droite ! À droite !

Masklinn eut juste le temps d’entrevoir une vitrine brillamment éclairée avant que le camion ne la frappe de flanc et ne rebondisse sur la chaussée dans une pluie d’éclats de verre.

— À gauche, maintenant, encore à gauche, maintenant à droite, à droite ! Tout droit ! À gauche, j’ai dit à gauche !

Angalo étudia le dessin énigmatique des lumières et des formes en face d’eux.

— Il y a une autre route, là, dit-il. À gauche ! Donnez-moi de la gauche ! Plein de gauche ! Encore, encore ! Encore plus que ça !

— Il y a un panneau, lui indiqua Masklinn.

— À gauche ! glapit Angalo. À droite, maintenant. À droite ! À droite !

— Vous avez dit à gauche, lui reprocha le signaleur.

— Et maintenant je veux à droite ! Plein de droite ! Baissez-vous !

— Mais on n’a pas de signal pour…

Cette fois-ci, broumpf n’aurait pas suffi. C’était bang, sans discussion possible. Le camion percuta un mur, le longea en lui arrachant une gerbe d’étincelles, se jeta dans un empilement de poubelles et s’arrêta.