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— Ainsi donc vous venez de Dehors, dites-vous ? Et vous pensez vraiment que je vais vous croire ?

— Mais, père, je… commença à dire Angalo.

— Silence ! Tu connais les paroles d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Nous avons Tout sous un seul Toit. Tout ! Il ne peut donc pas exister de Dehors. Par conséquent, vous ne pouvez pas en être originaires. Par conséquent, vous arrivez d’un autre secteur du Grand Magasin. La Corseterie. Ou la Mode Enfantine, peut-être. Nous n’avons jamais exploré cette région en détail.

— Non, nous… voulut dire Masklinn.

Le duc leva les mains.

— Écoutez-moi bien, tonna-t-il en toisant Masklinn avec fureur. Ce n’est pas vous que je blâme. Mon fils est un jeune homme impressionnable. Je me doute bien qu’il a réussi à vous convaincre. Il a une passion excessive pour la contemplation des camions, il prête l’oreille à des billevesées, et sa cervelle s’échauffe. Je ne suis pas un mauvais gnome, ajouta-t-il avec un regard qui les mettait au défi de le contredire. Il y a toujours de la place dans la garde des Merceri pour un solide gaillard de votre trempe. Alors, oublions toutes ces sottises, voulez-vous ?

— Mais c’est pourtant la vérité ! Nous venons de Dehors, s’entêta Masklinn.

— Il n’y a pas de Dehors ! tempêta le duc. Sauf, bien sûr, quand un gnome vertueux trépasse après une vie exemplaire. Alors là, oui, il y a un Dehors, où il vivra glorieusement pour l’éternité. Allons, allons (il donna une tape amicale sur l’épaule de Masklinn), laissez tomber ces bêtises et soutenez-nous dans notre vaillante cause.

— Je veux bien, mais pour quoi faire ? demanda Masklinn.

— Vous ne voudriez pas voir les Quincailleri conquérir notre rayon, n’est-ce pas ?

Masklinn jeta un coup d’œil vers Angalo qui secoua énergiquement la tête.

— Je ne crois pas, répondit Masklinn, mais vous êtes tous des gnomes, non ? Et il y a abondance de biens. Perdre du temps à se disputer, ça paraît un peu ridicule.

Du coin de l’œil, il vit Angalo enfouir sa tête entre ses mains.

Le duc vira à l’écarlate.

— Ridicule, dites-vous ?

Masklinn faisait des efforts pour ne pas contrarier le duc, mais on l’avait élevé dans le respect de la franchise. Il savait qu’il n’était pas assez intelligent pour mentir de façon convaincante.

— Eh bien…

— Avez-vous jamais entendu parler d’honneur ? demanda le duc.

Masklinn réfléchit un moment avant de secouer la tête en signe de dénégation.

— Les Quincailleri veulent s’emparer de tout le Grand Magasin, se hâta d’expliquer Angalo. Ce serait une catastrophe. Et les Maroquineri ne valent guère mieux qu’eux.

— Pourquoi ? demanda Masklinn.

— Pourquoi ? Mais parce que ce sont nos ennemis depuis toujours. Et maintenant, vous pouvez disposer.

— Disposer de quoi ? demanda Masklinn.

— Vous pouvez rejoindre les Quincailleri ou les Maroquineri. Allez voir les Papeteri, ce sont bien des gens dans votre genre. Ou retournez donc au-Dehors, peu me chaut, ajouta le duc, sarcastique.

— Nous voulons que vous nous rendiez le Truc, exigea Masklinn.

Le duc le ramassa et le leur jeta.

— Désolé, fit Angalo quand ils s’en furent allés. J’aurais dû vous prévenir. Père n’a pas un caractère commode.

— Tu avais bien besoin de le mettre en colère, s’emporta Grimma. S’il faut s’associer avec quelqu’un, pourquoi pas avec lui ? Qu’est-ce qu’on va devenir, à présent ?

— Il a été très impoli, intervint Mémé Morkie, catégorique.

— Il avait jamais entendu parler du Truc, maugréa Torritt. Quelle calamité ! Ni du Dehors. Ben, moi, j’ai été né et élevé dehors. Et y a pas de morts, là-bas. Enfin, pas qui y vivent glorieusement, en tout cas.

Ils commencèrent à tous se disputer, ce qui était assez courant.

Masklinn les regarda. Puis il regarda ses pieds. Ils avançaient sur une sorte d’herbe courte et sèche qu’Angalo avait appelée moquette. Encore une chose qu’ils avaient volée dans le Grand Magasin au-dessus.

Il avait envie de dire : c’est grotesque. Pourquoi faut-il que, chaque fois qu’un gnome a son content de nourriture et de boisson, il se querelle avec les autres gnomes ? Un gnome devrait quand même aspirer à une autre sorte de vie.

Et il avait également envie de dire : si les humains sont si bêtes que ça, comment ont-ils fait pour édifier ce Grand Magasin et construire tous leurs camions ? Si nous sommes tellement intelligents, c’est eux qui devraient nous voler des choses, pas l’inverse. Grands et lents, c’est une évidence, mais ils sont plutôt malins, en définitive.

Et il voulait ajouter : ça ne m’étonnerait pas qu’ils soient au moins aussi intelligents que, par exemple, des rats.

Mais il ne dit rien de tout cela car, pendant qu’il ruminait ces pensées, son regard tomba sur le Truc, que Torritt serrait dans ses bras.

Il sentit qu’il aurait dû penser à quelque chose. Il débarrassa obligeamment un espace dans son cerveau et attendit sans impatience de voir ce que c’était. Et juste au moment où la pensée allait se former, Grimma demanda à Angalo :

— Qu’est-ce qui arrive aux gnomes qui ne font pas partie d’un rayon ?

— Ils mènent une existence très malheureuse, répondit Angalo. Ils doivent se débrouiller de leur mieux.

Il semblait au bord des larmes.

— Je vous crois, moi. Mon père dit que c’est mal, de regarder les camions. Il dit que ça peut vous mettre de mauvaises pensées en tête. Eh bien, ça fait des mois que je les observe. Parfois, ils arrivent tout mouillés. Le Dehors n’est pas un simple rêve, il se passe des choses. Écoutez, essayez de rester un peu dans le coin, je suis sûr qu’il changera d’avis.

Le Grand Magasin était… grand. Masklinn avait cru que le camion était d’une taille considérable, mais le Grand Magasin était plus grand encore. Il n’en finissait pas : un dédale de planchers, de murs et d’immenses escaliers épuisants. Des gnomes se hâtaient ou déambulaient sans cesse autour du groupe, vaquant à leurs propres activités. Leur nombre semblait infini. En fin de compte, le mot grand était trop étriqué. Pour le Grand Magasin, il aurait fallu inventer un mot tout nouveau.

Bizarrement, à sa façon, le Grand Magasin était encore plus grand que le Dehors. Le Dehors était si vaste qu’on ne s’en apercevait même pas. Il n’avait pas de rebords, pas de dessus. On n’y songeait donc pas en termes de taille. C’était là, un point, c’est tout. Tandis que le Grand Magasin avait des côtés et un couvercle, et ils étaient si éloignés les uns des autres qu’il en apparaissait… euh… grand, quoi.

Tout en suivant Angalo, Masklinn prit une résolution et décida de s’en ouvrir d’abord à Grimma.

— Je repars, dit-il.

Elle le regarda avec de grands yeux.

— Mais on vient juste d’arriver. En quel honneur… ?

— Je ne sais pas. Ça ne me plaît pas ici. Je ne m’y sens pas à l’aise. Je n’arrête pas de me dire que si j’y reste encore, j’oublierai moi aussi qu’il existe quelque chose au-dehors. Pourtant, c’est là-bas que je suis né. Quand vous serez tous installés, je repartirai. Tu peux venir avec moi, si tu veux, ajouta-t-il, mais tu n’es pas obligée.

— Il fait bon, ici, et il y a tant de nourriture !

— Je te l’ai dit, je ne pourrais pas l’expliquer. Mais j’ai comme l’impression qu’on… qu’on nous observe.

Par réflexe, elle leva les yeux vers le plafond, situé à quelques centimètres au-dessus de leur tête. D’où ils venaient, si quelque chose les observait, ça signifiait en général que le quelque chose était en train de mettre au point son repas de midi. Puis elle se reprit et partit d’un petit rire nerveux.