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— Ne dis pas de bêtises, dit-elle.

— Je ne me sens pas en sécurité, c’est tout, répéta-t-il, misérable.

— En fait, tu as le sentiment qu’on te néglige.

— Comment ça ?

— C’est la vérité, non ? Tu as passé tout ton temps à grattouiller et à fouiner partout pour le bien de tout le monde, et voilà que c’est devenu inutile. Ça fait drôle, pas vrai ?

Elle s’éloigna d’un pas vif.

Masklinn resta sur place, à tripoter les lanières de son épieu. C’est drôle, se dit-il. Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un d’autre pouvait ressentir la même chose. Lui revinrent à l’esprit de vagues images de Grimma dans le terrier, toujours occupée par la lessive, l’organisation de l’activité des vieilles femmes ou la cuisson de ce qu’il avait trouvé à traîner jusqu’à la maison. C’est drôle. Ne pas remarquer quelque chose d’aussi évident.

Il s’aperçut soudain que les autres avaient fait halte. Le soubassement du parquet s’étendait loin devant eux, confusément illuminé par de petites ampoules fixées çà et là aux boiseries. Les Quincailleri faisaient payer cher l’éclairage, expliqua Angalo, et refusaient de partager le secret du contrôle de l’électrique avec qui que ce soit. C’est une des choses qui assuraient leur puissance.

— Nous avons atteint la frontière actuelle du territoire Merceri, expliqua-t-il. Par là s’étend le pays des Maroquineri. Nos relations sont un peu fraîches, pour l’instant. Euh… Vous trouverez bien un rayon pour vous recueillir…

Il regarda Grimma.

— Hem… ajouta-t-il.

— Nous allons rester ensemble, annonça Mémé Morkie.

Elle jeta un coup d’œil sévère à Masklinn avant de tourner le dos avec une attitude hautaine, et de congédier Angalo d’un geste.

— Allez-vous-en, jeune homme. Masklinn, redresse-moi ces épaules. Et maintenant… en avant.

— C’est toi qui dis en avant ? intervint Torritt. C’est moi le chef, crénom ! Moi. Donner des ordres, c’est mon travail.

— Très bien. Alors, donne-les.

La bouche de Torritt s’activa en silence.

— Bon, réussit-il à articuler. En avant.

Masklinn resta interdit.

— Où comptez-vous aller ? demanda-t-il alors que la vieillarde les poussait plus avant dans l’espace obscur.

— On trouvera bien un endroit. J’ai survécu au Grand Hiver de quatre-vingt-six, moi, repartit fièrement Mémé Morkie. Quelle insolence, ce vieux duc ridicule ! J’ai failli élever la voix. En voilà un qui n’aurait pas duré longtemps pendant le Grand Hiver, faites-moi confiance.

— Y peut rien nous arriver de mal tant qu’on obéira au Truc, ajouta Torritt, en flattant respectueusement l’objet.

Masklinn s’arrêta net. Il venait de décider que la coupe était pleine, désormais.

— Alors, qu’est-ce qu’il dit, le Truc, exactement ? s’enquit-il d’un ton cassant. Précisément ? Là ? Tout de suite ? Qu’est-ce qu’il nous conseille de faire ?

Torritt parut s’affoler un peu.

— Ah… Il est, euh… évident qu’en agissant en groupe et en gardant une att…

— Tu es en train d’inventer au fur et à mesure !

— Comment oses-tu t’adresser à lui de cette façon… commença Grimma.

Masklinn jeta son épieu à terre.

— Eh bien, moi, j’en ai marre ! grommela-t-il. Le Truc a dit ci, le Truc a dit ça… Le Truc a tout dit, sauf des choses qui pourraient être utiles !

— Le Truc se transmet de gnome en gnome depuis des centaines d’années, fit Grimma. C’est un objet très important.

— Pourquoi ?

Grimma se retourna vers Torritt. Celui-ci se passa la langue sur les lèvres.

— Il nous indique… commença-t-il, blême.

— Approchez-moi de l’électricité.

— On croirait que le Truc compte davantage pour vous que… Qu’est-ce qu’il y a ? Vous en faites une tête, s’étonna Masklinn.

— Plus près de l’électricité.

Les mains tremblantes, Torritt baissa la tête pour regarder le Truc.

Sur les surfaces d’habitude noires et lisses dansaient maintenant de petites lumières. Des centaines. En fait, songea Masklinn (assez fier de connaître désormais la signification du mot), il y en avait probablement des mille.

— Qui a dit ça ? demanda Masklinn.

Le Truc échappa aux mains de Torritt et atterrit sur le plancher, où ses lumières jaillirent comme autant de voies rapides la nuit. Les gnomes l’observaient tous avec horreur.

— Alors, c’était vrai, souffla Masklinn. Le Truc te parle bel et bien ! Bon sang !

Torritt agita frénétiquement les mains.

— Pas comme ça ! Pas comme ça ! Il est pas censé parler à voix haute. Il avait encore jamais fait ça !

— Plus près de l’électricité.

— Il veut de l’électricité, observa Masklinn.

— Eh ben, en tout cas, moi, j’y touche pas !

Haussant les épaules, Masklinn se servit de son épieu pour pousser avec précaution le Truc sur le plancher, jusqu’à ce que l’objet se trouve sous les fils électriques.

— Comment fait-il pour parler ? Il n’a pas de bouche, fit observer Grimma.

Le Truc se mit à bourdonner. Des formes colorées clignotèrent sur sa surface plus vite que les yeux de Masklinn ne pouvaient les suivre. La plupart étaient rouges.

Torritt tomba à genoux.

— Il est en colère, gémit-il. On n’aurait jamais dû manger de rat, on n’aurait jamais dû venir ici, on n’aurait jamais dû…

Masklinn s’agenouilla à son tour. Il toucha les zones lumineuses, du bout des doigts d’abord. Mais elles n’étaient pas chaudes.

Il éprouva de nouveau cette étrange sensation : son esprit voulait exprimer certaines pensées sans disposer des mots adéquats.

— Quand le Truc te disait des choses, auparavant, demanda-t-il lentement, tu sais, qu’il fallait vivre selon les règles…

Torritt lui adressa une expression douloureuse.

— Il m’a jamais rien dit, avoua-t-il.

— Mais tu disais…

— Dans le temps ! Dans le temps, d’accord, geignit Torritt. Quand le vieux Vouzel me l’a transmis, il m’a affirmé que ça parlait, autrefois. Mais il m’a dit que ça avait arrêté y a des centaines et des centaines d’années.

— Comment ça ? s’indigna Mémé Morkie. Et pendant toutes ces années, mon beau monsieur, tu nous as pourtant raconté que le Truc disait de faire ceci, de faire cela et que sais-je encore !

Tout d’un coup, Torritt ressemblait à un animal aux abois.

— Eh bien ? insista la vieille femme sur un ton menaçant.

— Ahem. Euh… Selon le vieux Vouzel, il fallait réfléchir à ce que le Truc devrait dire, et le dire à sa place. Garder tout le monde sur le droit chemin, quoi, vous voyez. Les aider à gagner les Cieux. Très important, ça, aller aux Cieux. Le Truc peut aider à aller là-bas, il m’a dit. C’est la chose la plus importante.

— Quoi ? hurla Mémé.

— Enfin, c’est comme ça qu’il m’a dit de faire. Ça a bien marché, non ?

Masklinn les ignora. Des lignes colorées se déplaçaient par vagues hypnotiques à la surface du Truc. Il lui sembla qu’il aurait dû comprendre leur signification. Il était certain qu’elles devaient en avoir une.

Parfois, quand le temps était beau, à l’époque où il n’était pas obligé de chasser tous les jours, il escaladait le talus à quelque distance du terrier, pour pouvoir contempler l’endroit où se rangeaient les camions. Il y avait par là-bas une grande pancarte bleue couverte de petits dessins et d’images. Et dans les corbeilles, les boîtes et les papiers en portaient, eux aussi ; il se souvenait de la longue discussion qu’il avait eue à propos des emballages de poulets ornés de l’image d’un vieillard à grandes moustaches 1. Plusieurs gnomes avaient prétendu que c’était la représentation d’un poulet, mais Masklinn ne croyait pas que les humains passaient leur temps à dévorer leurs vieillards. La réponse devait être plus compliquée. Peut-être que la fabrication des poulets était une tâche réservée aux vieillards.