Выбрать главу

Je réfléchis que, même s'il avait été bavard, son comportement eût été incorrect. Et eussé-je préféré qu'il m'arrosât d'un flot de paroles? Difficile à préciser. Mais comme son silence était crispant!

J'imaginai soudain une autre possibilité: il avait un service à nous demander et n'osait pas. Je lançai diverses suggestions:

– Avez-vous le téléphone?

– Oui.

– La radio, la télévision?

– Non.

– Nous non plus. On vit très bien sans, non?

– Oui.

– Vous avez des problèmes de voiture?

– Non.

– Aimez-vous lire?

– Non.

Il avait au moins le mérite de la franchise.

Mais comment pouvait-on vivre dans ce trou perdu sans le goût de la lecture? J'en fus effrayé. D'autant qu'il avait dit, la veille, ne pas avoir de clients au village.

– Un bel endroit pour les promenades, ici.Vous vous promenez souvent?

– Non.

J'examinai sa graisse en pensant que j'aurais dû m'en douter. «Curieux, quand même, qu'un médecin soit si gros!» me dis-je.

– Vous avez une spécialisation? J'obtins une réponse d'une longueur record:

– Oui, en cardiologie. Mais j'exerce comme généraliste.

Stupéfaction. Cet homme à l'air abruti était cardiologue. Cela supposait des études ardues, acharnées. Il y avait donc une intelligence dans cette tête.

Fasciné, j'inversai alors tout ce que j'avais cru: mon voisin était un esprit supérieur. S'il mettait quinze secondes à trouver des réponses à mes questions simplistes, c'était une manière de souligner l'inanité de mes interrogations. S'il ne parlait pas, c'était parce qu'il n'avait pas peur du silence. S'il ne lisait pas, ce devait être pour un motif mallarméen, conforme à ce que j'entrevoyais de sa triste chair. Son laconisme et sa prédilection pour les oui et les non en faisaient un disciple de saint Matthieu et de Bernanos. Ses yeux qui ne regardaient rien trahissaient son insatisfaction existentielle.

Dès lors, tout s'expliquait. S'il vivait ici depuis quarante ans, c'était par dégoût du monde. Et s'il venait chez moi pour se taire, c'était pour tenter, à l'approche de la mort, une communication d'un genre nouveau.

Je résolus de me taire aussi.

C'était la première fois de ma vie que je me taisais en tête à tête avec quelqu'un. Pour être plus exact, je l'avais déjà fait avec Juliette: c'était d'ailleurs le mode le plus fréquent de notre échange qui avait eu le temps, depuis nos six ans, de dépasser le langage. Mais je ne pouvais pas en espérer autant avec monsieur Bernardin.

Pourtant, au début, j'entrai dans son silence avec confiance. Cela paraissait facile. Il suffisait de ne plus remuer les lèvres, de ne plus chercher la phrase à dire. Hélas, tous les mutismes ne se ressemblent pas: celui de Juliette était un univers feutré, riche de promesses et peuplé d'animaux mythologiques, quand celui du docteur crispait dès le vestibule et ne laissait de l'être humain qu'une matière indigente.

J'essayai de tenir encore, comme un plongeur tente de prolonger une apnée. C'était un séjour terrible que le silence de notre voisin. Mes mains devenaient moites et ma langue sèche.

Le pire, c'est que notre hôte semblait incommodé par ma tentative. Il finit par me regarder d'un air outré, comme pour signifier: «Vous êtes bien grossier de ne pas me faire la conversation!»

Je rendis les armes. Mes lèvres pusillanimes se mirent en mouvement pour produire du bruit – n'importe quel bruit. A ma grande surprise, ce fut:

– Ma femme se homme Juliette et moi Emile.

Je n'en revenais pas. Quelle familiarité ridicule! Je n'avais jamais voulu informer ce monsieur de nos prénoms. Pourquoi diable mon appareil phonatoire adopta-t-il ce genre de manières?

Le docteur sembla partager maréprobation car il ne dit rien, pas même: «Ah.» Il n'y eut pas non plus dans ses yeux cet écho vague dont la traduction est: «J'ai entendu.»

J'eus l'impression que nous venions de nous livrer à une partie de bras de fer et qu'il m'avait écrasé. Son visage affichait l'impassibilité du triomphe.

Et moi, misérable vaincu, je m'enfonçai:

– Quel est votre prénom, monsieur?

Après la quinzaine de secondes rituelle, sa voix toujours atone me répondit:

– Palamède..

– Palamède? Palamède! C'est merveilleux! Ignorez-vous que c'est Palamède qui a inventé le jeu de dés, pendant le siège de Troie?

Je ne saurai jamais si monsieur Bernardin était au courant car il ne dit rien. Quant à moi, j'étais tout à la joie de ce divertissement onomastique.

– Palamède! Cela sied à votré côté mallarméen: «Un coup de dés jamais n'effacera le hasard!»

Notre voisin eut l'air de prendre ma remarque de haut. Il se taisait, comme si j'avais dépassé les bornes du grotesque.

– Comprenez-moi: je ris parce que votre prénom est inattendu. Mais c'est très joli, Palamède.

Silence.

– Votre père était-il, comme moi, professeur de langues anciennes?

– Non.

«Non»: c'est tout ce que j'avais le droit d'apprendre au sujet de monsieur Bernardin père. Je commençais à trouver la situation irritante. J'ai toujours eu horreur de poser des questions aux gens. Après tout, si j'étais venu m'enterrer dans ce trou perdu, c'était pour ça. Un observateur extérieur eût pu donner raison au docteur: d'abord parce que j'étais indiscret, ensuite parce que la sagesse n'est jamais du côté de celui qui parle. Mais cet observateur eût ignoré une donnée qui rendait ce tête-à-tête incompréhensible, à savoir que c'était ce monsieur qui s'imposait chez mm.

Je fus à deux doigts de lui demander: «Pourquoi êtes-vous venu me voir?» La phrase ne sortit pas. Elle me parut trop brusque, elle ne pouvait signifier qu'une incitation à partir. C'était ce que je souhaitais, certes. Je n'avais cependant pas le courage de me conduire comme un rustre.

Palamède Bernardin, lui, avait ce courage: il restait assis, ne regardant rien, l'air abruti et mécontent à la fois. Etait-il conscient de la grossièreté de son attitude? Comment le savoir?

Pendant ce temps, Juliette était restée assise à côté de lui. Elle l'observait, elle semblait le trouver très intéressant. Elle avait l'air d'un zoologiste qui étudie le comportement d'une bête étrange.

Le contraste entre sa silhouette frêle, aux yeux habités, et la masse inerte de notre voisin ne manquait pas de sel. Je ne me sentais pas le droit d'en rire, hélas. Pour la première fois de ma vie, je regrettais ma bonne éducation.

Que diable lui dire encore? Je grattai mon esprit à la recherche d'un sujet innocent.

– Allez-vous parfois à la ville?

– Non.

– Vous trouvez tout ce qu'il vous faut au village?

– Oui.

– Il n'y a pourtant pas grand-chose à l'épicerie de Mauves.

– Oui.

«Oui.» Oui? Que voulait dire ce oui? Un non n'eût-il pas mieux convenu? Le démon de la linguistique me reprenait quand Juliette intervint:

– Il n'y avait pas de laitue, monsieur. Evidemment, ce n'est pas la saison. Mais c'est difficile de vivre sans laitue. En trouve-t-on au printemps?

La question semblait dépasser les moyens intellectuels de notre hôte. Après avoir cru qu'il était un mage, j'en revins à la première hypothèse: c'était un demeuré. Car, s'il n'avait pas été idiot, il eût répondu soit «oui», soit «non», soit «je ne sais pas».

Il prit à nouveau son air incommodé. Pourtant, le propos de ma femme ne pouvait pas être taxé d'indiscrétion. J'intervins avec un respect exagéré:

– Voyons, Juliette, pose-t-on des questions ménagères à un homme tel que monsieur Bernardin?

– Monsieur Bernardin ne mange pas de salade?

– C'est l'affaire de madame Bernardin.

Elle se retourna vers le docteur pour poser cette question dont je me demandai si elle était candide ou impertinente: