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Le cœur de Tom manqua un battement. Ce n’est pas une femme soldat née pour traiter avec arrogance une masse de subalternes, en dépit de ses origines et de son éducation. Elle ressent la terreur qu’inspire ce spectacle, la beauté qui s’en dégage, oui, et Dieu à l’œuvre…

Il sourit en lui-même. Il vaudrait mieux pour elle !

Après tout, la tâche de Feliz a Rach consistait à effectuer un enregistrement sensoriel du phénomène, depuis son début jusqu’au jour où, dans une centaine d’années, le bassin serait rempli et la mer qui attendrait Ulysse apaisée. Cela prendrait plusieurs mois de sa durée de vie. (Et de la mienne, s’il vous plaît, et de la mienne.) Toute la Patrouille recherchait l’extraordinaire ; la soif d’aventure était presque exigée pour le recrutement. Mais il n’était pas possible à beaucoup de descendre si bas, de se rassembler en une période de temps aussi restreinte. La plupart ne vivraient ce miracle que par procuration et les chefs se devaient de désigner des artistes émérites pour en faire l’expérience et retranscrire celle-ci à l’intention des moins fortunés.

Nomura se souvint de sa grande surprise lorsqu’il avait été nommé assistant de Feliz. A court de personnel comme elle l’était, la Patrouille pouvait-elle se permettre d’employer des artistes ?

Après avoir répondu à une étrange annonce, passé de curieux tests et appris l’existence d’une circulation très dense entre les époques, il avait demandé si on pouvait policer et secourir les voyageurs temporels, et on lui avait répondu par l’affirmative. Il comprenait la nécessité, au sein de la Patrouille, des secrétaires, des archivistes, des agents résidents, des historiographes, des anthropologues et bien sûr des naturalistes comme lui. En quelques semaines de travail commun, Feliz l’avait convaincu de la nécessité tout aussi pressante de quelques artistes. L’homme ne vit pas que de pain, de fusils, de rapports, de thèses et autres détails pratiques.

Elle rangea son appareil. « Venez », ordonna-t-elle. Tandis qu’elle prenait la direction de l’est, ses cheveux accrochèrent un rayon de soleil et se mirent à scintiller comme de l’or fondu. Il se plaça, muet d’admiration, dans son sillage.

Le fond du Bassin méditerranéen se situait trois mille mètres sous le niveau de la mer. L’afflux accomplissait la majeure partie de sa plongée dans un détroit de quatre-vingts kilomètres. Son volume s’élevait à trente mille kilomètres cubes par an, cent fois les chutes de Victoria, mille fois les chutes du Niagara.

Voilà pour les chiffres. La réalité, c’était un rugissement d’eau blanche enveloppée d’embruns qui fendait la terre et faisait trembler les montagnes. On pouvait voir, entendre, sentir, goûter le spectacle ; on ne pouvait pas l’imaginer.

Là où le chenal s’élargissait, les flots s’apaisaient, prenant une teinte vert sombre. Les brumes s’estompaient et des îles surgissaient, bateaux dont l’étrave soulevait d’énormes vagues ; et la vie pouvait reprendre, en mer ou sur la côte. Bien sûr, la plupart de ces îles disparaîtraient sous l’action de l’érosion avant la fin des cent ans, et une grande partie de cette vie périrait, victime d’un climat devenu étrange. Car cet événement allait pousser la planète du Miocène vers le Pliocène.

Et, tandis qu’il poursuivait sa route, Nomura n’entendit pas moins de bruit, au contraire. Bien que le courant soit moins fort à cet endroit, il lançait une clameur profonde qui s’amplifiait et s’amplifiait jusqu’à ce que le ciel ne soit plus qu’une cloche d’airain. Il reconnut un promontoire dont les vestiges usés porteraient un jour le nom de Gibraltar. Non loin, des chutes d’une largeur de trente kilomètres descendaient jusqu’à près de la moitié de la profondeur totale.

Les eaux glissaient par-dessus le bord de ce précipice avec une facilité déconcertante. Leur couleur verte contrastait avec les falaises sombres et l’herbe foncée des continents. La lumière jaillissait des cimes de leurs vagues. Au fond, un autre nuage blanc tourbillonnait en un vent incessant. Au-delà s’étendait une nappe bleue, un lac depuis lequel des fleuves taillaient des canyons parmi les brillances alcalines, les diables de poussière et le chatoiement de la terre brûlante qu’elles transformeraient en mer.

Mugissement, tapage, vacarme.

De nouveau, Feliz plaça son sauteur en vol stationnaire. Nomura la rattrapa afin de rester à ses côtés. Ils se trouvaient en altitude, dans un air glacé.

« Aujourd’hui, indiqua-t-elle, je veux éprouver une sensation complète. Je vais me diriger vers le sommet, tout en enregistrant, puis je redescendrai.

— Pas trop près », recommanda-t-il.

Elle prit la mouche. « Je verrai par moi-même.

— Euh !… Ne croyez pas que je veuille vous donner des ordres. » Il vaut mieux que je m’abstienne, moi simple mâle issu de la plèbe. « Considérez plutôt ma remarque comme un conseil. » Nomura tressaillit ; son discours était bien maladroit. « Soyez prudente, je vous en prie. Vous m’êtes chère. »

Elle le gratifia d’un sourire éblouissant, puis se pencha au maximum de ce que permettait le harnais de sécurité afin de lui prendre la main. « Merci, Tom. » Quelques secondes après, son visage devint grave. « Les hommes comme vous me font comprendre ce qui cloche dans l’époque d’où je viens. »

Elle lui avait souvent parlé avec gentillesse : la plupart du temps, d’ailleurs. Si elle avait été une ardente militante, son charme ne l’aurait pas empêché de dormir. Il se demanda s’il était tombé amoureux d’elle lorsqu’il s’était aperçu des multiples efforts qu’elle déployait pour le considérer comme son égal. Ce n’était pas chose facile pour elle puisque, tout comme lui, elle venait d’entrer dans la Patrouille – ça ne lui était pas facile, de même qu’il n’était pas facile à des hommes venus d’autres horizons de la croire, au plus profond de leur être, aussi qualifiée qu’eux et autorisée à le montrer.

Elle ne put garder son sérieux. « Venez ! lança-t-elle. Vite ! Ces chutes-ci ne vont pas durer vingt ans ! »

Son engin fila. Il abaissa la visière de son casque et piqua dans son sillage. Il transportait les bandes, les piles et autres accessoires. Soyez prudente, soyez prudente, ma chérie.

Elle avait pris une avance considérable : une comète, une libellule à la fois vive et rapide ; il la vit s’approcher du précipice profond de plus d’un kilomètre et demi. Le bruit l’envahit. Son crâne résonnait d’un fracas de jugement dernier.

À quelques mètres des flots, elle amena son engin au-dessus du vide. La tête dans une boîte constellée de cadrans dont elle manipulait les commandes, elle pilotait avec ses genoux. Des embruns commencèrent à souiller la visière de Nomura. Il actionna le système autonettoyant. Les turbulences le secouaient ; son sauteur cahotait. Ses tympans, protégés du bruit mais non des variations de pression, lui faisaient mal.

Il approchait de Feliz quand le véhicule de la jeune femme s’emballa. Il le vit tournoyer, heurter l’immensité verte avant d’être englouti avec elle.

Dans le vacarme de l’orage, il ne s’entendit pas hurler.

Il écrasa la commande de vitesse et se lança à sa poursuite. Est-ce l’instinct aveugle qui le détourna à quelques centimètres du torrent qui voulait l’aspirer à son tour ? Elle était hors de vue. Il n’y avait que le mur d’eau, les nuées en bas et le désert bleu impitoyable en haut, le bruit qui le prenait dans ses mâchoires pour le briser à force de le secouer, le froid, l’humidité, le sel sur ses lèvres qui avait le goût des larmes.

Il prit la fuite pour chercher du secours.