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Midi rayonnait dehors. La terre paraissait décolorée ; elle restait immobile et sans vie, à l’exception d’un oiseau charognard. Seules les chutes donnaient de la voix dans le lointain.

Un coup frappé à la porte fit bondir Nomura de son lit. Son pouls s’affola. Le jeune Patrouilleur croassa : « Entrez, je vous en prie. »

Everard pénétra dans la chambre. Malgré l’air conditionné, des auréoles de sueur ponctuaient sa tenue. Il rongeait une pipe éteinte et courbait les épaules.

« Alors ? s’inquiéta Nomura.

— Rien, comme je le craignais. Elle n’est pas rentrée chez elle. »

Tom se laissa choir sur une chaise, le regard perdu dans le néant.

« Vous en êtes sûr ? »

Everard s’assit sur le lit qui craqua sous son poids. «Oui. La capsule vient d’arriver. En réponse à ma demande d’informations, etc., l’agent Feliz à Rach n’a pas regagné la base de son Milieu d’origine après sa mission à Gibraltar. Ils n’ont aucune autre trace d’elle dans les archives.

— Dans aucune époque » !

— Personne ne prend note des déplacements incessants des agents dans le temps et dans l’espace, à part peut-être les Danelliens.

— Demandez-leur !

— Vous croyez qu’ils répondraient ?» rétorqua Everard. Il crispa un énorme poing sur son genou en songeant aux surhommes de l’avenir éloigné, fondateurs et maîtres absolus de la Patrouille. « Et ne venez pas me dire que le commun des mortels que nous sommes pourrait mieux les surveiller s’il le voulait bien. Vous connaissez votre avenir, fiston ? Personne ne le désire, un point c’est tout. »

Son ton se radoucit. Il fit tourner sa pipe dans sa main et dit, calmement : « Si on vit assez longtemps, on survit à ceux qu’on a aimés. C’est le lot de tous. Notre Patrouille n’y échappe pas. Cependant, je suis navré que vous ayez dû en prendre conscience si tôt.

— Ma personne m’importe peu ! s’exclama Nomura. Parlons plutôt d’elle.

— Oui. J’ai réfléchi. D’après votre rapport, les phénomènes aérodynamiques sont extrêmement complexes dans la zone des chutes, ce qui n’a d’ailleurs rien de surprenant. Surchargé, son véhicule était encore plus difficile à contrôler que d’habitude. Un trou d’air, une turbulence, bref, quelque chose de ce genre a dû l’aspirer soudainement et la projeter dans le courant. »

Nomura se tordit les mains. « Et j’étais chargé de la protéger. »

Everard secoua la tête. « Inutile de vous culpabiliser. Vous n’étiez que son assistant. Elle aurait dû se montrer plus prudente.

— Mais, bon sang, on peut encore la sauver. Pourquoi me refusez-vous votre autorisation ? s’écria Nomura.

— Assez, ordonna Everard. Plus un mot. »

Il obéit. Ne lui dis pas que plusieurs Patrouilleurs pourraient remonter le temps, la capturer à l’aide de rayons tracteurs et la tirer hors de l’abîme ; ou que je pourrais les mettre en garde, elle et mon moi d’alors. Ça n’est pas arrivé, donc ça n’arrivera pas.

Ça ne doit pas arriver.

Car le passé devient ductile dès que, juchés sur nos machines, on le vit au présent. Or, si un mortel acquiert ce pouvoir, ou le changement s’arrêtera-t-il ? On commence par sauver une jeune fille heureuse ; on continue en sauvant Lincoln, mais quelqu’un d’autre essaie de sauver les Etats Confédérés. Non, en ce qui concerne le temps, on ne peut se fier à nul autre qu’à Dieu. La Patrouille existe afin de préserver le réel. Ses hommes ne peuvent pas plus violer cette foi qu’ils ne peuvent violer leur propre mère.

« Je regrette, marmonna-t-il.

— Ce n’est rien, Tom.

— Non, je… je pensais… quand je l’ai vue disparaître, ma première idée a été de constituer une équipe pour remonter jusqu’à l’instant fatal et la récupérer.

— Une idée bien légitime pour une nouvelle recrue. Les vieilles habitudes de pensée persistent. Reste qu’on ne l’a pas fait. De toute façon, je doute qu’on nous y aurait autorisés. Trop dangereux. On ne peut pas se permettre de perdre plus de monde. Surtout quand les archives montrent qu’une telle expédition de sauvetage serait perdue d’avance.

— Il n’y a donc aucun recours ? »

Everard soupira. « Je n’en vois pas. Faites la paix avec le destin, Tom. » Il hésita. « Est-ce que je peux… est-ce qu’on peut faire quelque chose pour vous ?

— Non. » Nomura avait parlé plus sèchement qu’il ne s’y attendait. « Sinon me laisser seul un moment.

— Bien sûr. » Everard se leva. « Vous n’étiez pas le seul à l’apprécier », lui rappela-t-il avant de sortir.

Lorsque la porte se fut refermée derrière lui, le bruit des chutes parut croître, comme si la meule s’emballait. Nomura fixait le vide. Le soleil atteignit le zénith et commença à décliner très lentement vers le crépuscule.

J’aurais dû tout de suite lui porter secours. Et risquer ma vie.

Pourquoi ne pas la suivre dans la mort, alors ?

Non. C’est insensé. Deux morts ne font pas une vie. Je n’aurais pas été en mesure de la sauver ; je n’avais pas le matériel pour… la meilleure solution était de chercher du secours.

Mais toute aide m’a été refusée… l’aide des hommes ou du destin, quelle différence cela fait-il ?… et elle a été engloutie. Le courant Va entraînée au fond du gouffre. Elle a connu un instant de terreur avant l’inconscience. Puis il l’a broyée, écartelée, brisée, et il a répandu ses fragments d’os au fond d’une mer sur laquelle moi, jeune homme, je naviguerai pendant les vacances sans savoir qu’il existe une Patrouille du temps, ni qu’il y a jamais eu une Feliz. Seigneur ! Je veux que mes restes rejoignent les siens dans cinq millions et demi d’années !

Une lointaine canonnade agita l’air, pareille à une trépidation qui secoua la terre et le plancher. Sans doute un banc de roches venait-il de s’écrouler dans le torrent. C’était le genre de scène qu’elle aurait aimé enregistrer.

« Aurait aimé ? » s’écria Nomura en bondissant de sa chaise. Le sol vibrait encore sous lui. « Elle l’enregistrera ! »

Il aurait dû consulter Everard, mais il craignait – peut-être à tort, dans son chagrin et son manque d’expérience – de se voir refuser l’autorisation. Et de se voir aussi renvoyer là-haut.

Il aurait dû se reposer plusieurs jours, mais redoutait que son comportement ne le trahisse. Une pilule stimulante remplacerait la nature !

Il aurait dû contrôler l’unité de traction au lieu de la fourrer en cachette dans le coffre de son véhicule.

Lorsqu’il démarra le sauteur, un Patrouilleur l’avisa et lui demanda où il allait. « En promenade », dit Tom. L’autre acquiesça, d’un air de sympathie. Il ignorait sans doute qu’un amour s’était perdu, mais la perte d’un camarade était bien assez triste. Nomura prit garde de disparaître vers le nord avant de virer en direction des chutes.

Elles se perdaient de droite et de gauche. Ici, à mi-hauteur de cette falaise de verre émeraude, la courbe même de la planète dissimulait leurs extrémités. Ensuite, lorsqu’il s’enfonça dans les nuages d’écume, la blancheur l’enveloppa, tourbillonnante et piquante.

Si sa visière demeurait nette, sa vue se troublait. Le casque lui protégeait les oreilles, mais il était impuissant à l’isoler de cet orage qui lui malmenait les dents, le cœur et le squelette. Les vents tournoyaient et frappaient, son sauteur tressautait au point qu’il devait lutter pied à pied pour le maîtriser.

Il fallait saisir l’instant exact…

En arrière, en avant, il sautait dans le temps, réglait les verniers, effleurait l’interrupteur principal, s’entrevoyait vaguement dans la brume et scrutait celle-ci en direction du ciel. Et il recommençait, jusqu’à atteindre le moment précis.