— Chef, qu’est-ce qu’on fait ? insista Fée.
Toujours pas de réponse.
Je me tournai vers Borgia en chuchotant :
— Ce n’est pas la catatonie qui le reprend ?
Elle haussa les épaules.
Géronimo se remit alors à parler, si lentement qu’on eût dit qu’il écoutait quelqu’un d’autre en même temps.
— La question est… de savoir… si on doit maintenir tous les systèmes… de la cryocapsule… ici sur la terre… ou bien en orbite… pour accélérer… le processus.
— Si c’est sur la terre, intervint l’Armateur Grec avec fougue, je possède un puits de mine en Thaïlande qui fait trente kilomètres de profondeur. On pourrait l’utiliser.
— Il est peut-être… préférable… de la remettre sur orbite… ou de transporter la capsule… jusqu’au cyclotron orbital de trente kilomètres… de la Con Ed.
— Mais est-ce que l’U-Con financera ? demandai-je.
— Je t’en prie, Devine. Viens à l’I.G Ferben. Pas d’objection, s’il vous plaît, Mlle Fée. Vous habiterez la plus somptueuse villa de Cérès, où personne ne pourra rivaliser avec vous.
À ce moment-là, le Grand Chef sombra de nouveau, apparemment absorbé dans une nouvelle conversation muette, et nous attendîmes, dîmes, dîmes. Edison fit irruption, triomphant. Il avait réparé l’iris de la porte d’entrée. Nous le bâillonnâmes avant qu’il ait pu s’écrier victoire. Nous attendîmes, dîmes, dîmes…
— Je n’ai pas bien saisi, fit Aigle Rouge.
— Nous n’avons rien dit, dis-je.
L’imprimante de mon journal intime se mit à crépiter en bas. Nous sursautâmes, absolument sidérés.
— C’est impossible, m’écriai-je. Ce foutu machin ne répond qu’à des instructions de son clavier terminal, que de toute façon Fée a foutu par terre.
— Intéressant, dit Séquoia, redevenu lui-même, ce qui nous surprit. (Cette culbute cherokee nous conduisait de surprise en surprise.) Nous ferions bien de descendre jeter un coup d’œil. Probablement une réaction tardive à la démolition de son clavier. Les machines, parfois, deviennent sentimentales.
Nous descendîmes à sa suite. Natoma me chatouilla l’oreille de son nez en chuchotant : « Qufel cflavier, Glig ? » Tout ce que je pus faire, ce fut de lui déposer un baiser en signe de gratitude pour ses progrès. L’imprimante avait cessé son boucan. À notre arrivée dans mon bureau, une longue bande de papier pendait. Je l’arrachai et la parcourus des yeux.
— Tu avais raison, Cochise. Hystérie à retardement. Rien que des zéros et des un. Galimatias binaire.
Je lui tendis la feuille. Il la regarda. Il la regarda de plus près. Il la regarda encore avec tellement d’attention que je crus qu’il était parti pour une nouvelle crise.
— C’est le bilan ménager, dit-il.
— Hein ?
— C’est la récupération des données sur l’état de la cryocapsule.
— Nn.
— Uu.
— Je ne te crois pas.
— Va te faire foutre.
— Mais c’est absurde. Dans mon journal ?
— Dans ton journal.
— Mais comment… Oh ! après tout, zut ! Viens, Nato. On part pour le Brésil.
— Du calme, frère. Faisons face à la situation. Voyons. Cela commence par 10001. C’est l’identification cryo. Ensuite, relevé de température… 11011. Normale. Humidité… 10110. Normale. Pression… normale. Oxygène… normal. CO2 et autres gaz… au-dessous du plafond autorisé. Gravitation… trop élevée, mais c’est parce que la capsule ignore qu’elle a été ramenée sur la terre. Attitude… angles de roulis, tangage et déviation nuls. Évidemment… Elle est posée sur le derrière.
— Je veux rentrer dans mon tipi avec ma femme.
— Sje vliens, Glig.
— Tu es surpris, mon frère ?
— Je suis abasourdi, mon frère.
— Eh bien, tu n’as pas encore fini de l’être. Regarde. Tu n’as pas examiné la feuille avec assez d’attention. La dernière ligne est imprimée en XXe. Lis.
Je lus : Poids net des cryonautes en accroissement d’un gramme/minute.
Je tendis le feuillet aux autres pour qu’ils en prennent connaissance et lançai autour de moi un regard pathétique.
— Je suis complètement perdu, je l’avoue.
— Qu’est-ce que tu crois que nous ressentons tous ?
M’bantou se tourna vers Devine :
— Puisse te poser quelques questions ?
— Mais certainement. M’bantou.
— Qu’est-ce que ces informations font dans le journal de Guig ?
— Réponse inconnue.
— Est-ce que la cryocapsule transmet aussi des données sur l’état des cryonautes ?
— Positif.
— Comment ces données sont-elles reçues ?
— Dans le système binaire.
— Mais la dernière ligne est en XXe.
— C’est exact.
— Dr Devine, as-tu une explication à donner pour cette anomalie ?
— Pas dans ce monde-ci, M’b. Je suis aussi stupéfait pour vous tous. Mais j’avoue que je trouve le défi exaltant. Tant de questions fascinantes vont devoir être explorées et résolues. En tout premier lieu, naturellement, cet accroissement de poids d’un gramme par minute des cryonautes. Est-ce la vérité ? Qui l’affirme ? Qui a donné cette information au journal ? Il faut vérifier tout ça le plus vite possible. Si c’est vrai – quelle que soit la source – ils sont en train d’évoluer, de se développer. Vers quoi ? Il faut les mettre sous surveillance continuelle. Ensuite…
— D’abord, dis-je, que l’U-Con casque.
— Jj comme d’habitude, Glig.
— Je m’appelle Guig.
— Ce n’est pas l’avis de ma sœur. J’aurai besoin de toi, et du puissant Poulos pour ça. Fé-Fée va surveiller la capsule. Capitaine Nemo, tu peux reconduire Laura à ta station océanographique. Princesse, une grue.
— Une rampe, répliqua-t-elle d’une voix ferme.
— Ed, tu vas retourner dans le puissant État de RCA et me mitonner ces petites équations empiriques : relation des sujets en suspension cryonique avec le temps dans l’espace et d’exposition au rayonnement cosmique. N’oublie pas que les animaux de la Con Can étaient aussi en suspension.
— Et pourquoi cela ne s’est-il pas produit avec les astronautes normaux ? ajouta Ed.
— Mm, mais c’est un problème pour les exobiologistes.
— N’en es-tu pas un ?
— Mon Dieu, nous sommes tous des physiciens, des physiologistes et des physiopathologistes en même temps. À notre époque, la science n’est plus compartimentée, mais ça n’empêche pas que parfois on a besoin de l’avis d’un spécialiste. Tycho, peut-être. M’bantou, veux-tu être assez aimable pour escorter ma sœur émancipée partout où elle ira et quoi qu’elle fasse jusqu’à la limite du raisonnable ? Borgia, merci de tout mon cœur et adios. Retourne à ta clientèle.
Je captai le regard de Lucrèce et secouai légèrement la tête de gauche à droite. Je ne voulais pas qu’elle s’en aille pendant que le Grand Chef agissait bizarrement.
— Ma clientèle demande ma présence ici pendant un petit moment, répondit-elle.
— Quelle chance nous avons. Parfait. Nous prenons l’hélico pour regagner le JPL. Bong, le Groupe ? Bong.
Il prenait les choses en main. Mais j’aurais bien voulu savoir qui, à travers lui, s’emparait réellement des commandes.
7
101100011. 11000, 1111, 100110010, 111000101.
— Laissez tomber le système binaire, par pitié, qui que vous soyez.