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La tête léonine s’inclina gracieusement. Le visage de lion réussit presque à sourire.

— Il est permis de s’adresser à nous par ce nom, mon cher Curzon. Çiva n’est qu’une de nos mille appellations. Par-dessus tout, nous préférons celle de Nataraja, le Danseur Cosmique. Ainsi sommes-nous le plus souvent idéalisé dans les représentations sacrées de notre personne.

Il se mit à chanter d’une voix rauque et grinçante : ga-ma pa-da-ma pa-ga-ma ga-ri-sani-sa-ni ga-ri-sa… sur un rythme lent de 4/8 et 3/2. Puis plus vite : Di na a na di na a na di na a na ka a ga a ka ga dhina na dhina na dhinagana…

Il dansait en même temps. Des danses rituelles et solennelles, en mouvements vifs et saccadés avec des pauses et des poses. Autour de nous. Autour de l’Extro. Autour des câbles et des débris électroniques qui jonchaient le sol. Sa danse cosmique était interprétée avec la frénésie convulsive d’une poupée en caoutchouc qui se contorsionnait des pieds, des mains, des jambes et des bras dans le mauvais sens de ses articulations spasmodiques et qui rejetait ses propres débris. Chaque fois qu’il lançait la tête à gauche ou à droite, des touffes de ses cheveux s’arrachaient. Chaque fois qu’il gesticulait, un ongle tombait de ses doigts ou de ses orteils. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche pour respirer, on voyait du sang s’échapper.

— C’est cette monstruosité qui s’est servie de moi ? réussit à balbutier Séquoia.

— Avec l’aide de l’Extro, grommelai-je. Ils s’entendaient comme deux compères.

— Je prends la foutue machine. Tu prends la foutue divinité.

— O.K. Tu donnes le signal.

Nous étions tous les deux dans un état de transe. Le Rajah s’approcha de nous. Dhina na dhina na dhina-gana… Le visage léonin nous fixait d’un regard aussi hypnotique que la danse. Les bras désarticulés firent un moulinet d’une puissance prodigieuse qui nous sépara.

« On y va ! » explosa Séquoia. Il trébucha jusqu’à l’Extro et se mit à le démolir. J’avais mon grille-viande avec moi, attaché autour de mon cou, et je le fis passer devant pour m’en servir. Il fallait toucher le cœur ou le cerveau. Çiva avait pris devant moi une pose sacrée, les bras en l’air, les mains inclinées vers le bas, mais dans la droite brillait un katar, la pointe dirigée vers mon cœur. Tous ces chants hypnotiques et toutes ces danses pour en arriver à cet instant unique.

J’étais absolument paralysé de stupeur, mais le brûleur me sauva la vie. Il était contre ma poitrine. Le katar ricocha sur lui et me plongea dans les chairs. Le brûleur explosa. Je tombai à la renverse avec le Rajah par-dessus moi. D’une main il me broyait le cou et de l’autre il me labourait la poitrine de son katar. Je me débattais désespérément pour ne pas avoir le cœur transpercé ou la gorge éclatée. Je ne pouvais pas appeler Devine à mon secours. Je commençais à être dans le cirage lorsque le Rajah me lâcha aussi soudainement qu’il m’avait attaqué.

Il se débattait à son tour entre les mains de Hic. Comment était-ce possible ? Hic loyal ? Hic ayant le sens de la continuité ? Hic venant à mon secours ? Imposs. Ce devait être cette haine instinctive qui fait que certains animaux se retournent contre leurs malades pour les tailler en pièces. Il avait enserré la tête de lion dans ses bras puissants comme un étau et fit accomplir au reste du corps un cercle gracieux dans les airs. On entendit un seul craquement. Le Rajah avait eu le cou brisé.

Je me remis debout tant bien que mal et contemplai le spectacle. Au lieu d’un cadavre il y en avait deux. L’autre était Séquoia, avec Clin-clin drapé autour de sa tête. Beaucoup plus tard, je supposai que son électrotropisme avait dû être activé par la formidable combinaison que représentaient l’Extro et Pocahontas ; surtout après l’expérience frustrante des projections publicitaires fantômes.

Une forte voix s’éleva alors.

— Ça suffit comme ça, Curzon. Il est mort. Ôtez-lui cette chose de là.

— Mort ? Non. Je voulais…

Puis je regardai autour de moi, saisi. Le cryo qui avait parlé répéta :

— Ôtez-lui ça.

— Mais… mais… vous ne savez pas parler…

— Nous savons, maintenant. Nous sommes l’Extro. Enlevez-lui ça, Curzon. Dépêchez-vous !

Je retirai Clin-clin de la tête de Séquoia.

— Et plus de destructions. Ne laissez pas votre copain recommencer.

— Il me faudrait une bonne raison.

— Nous avons pris le contrôle. Il s’en est remis à nous. Vous nous connaissez. Est-ce que nous lui permettrions d’employer la violence ?

Il fallait prendre une décision rapide. Ce n’était pas commode. J’arrachai Hic à l’Extro (de toute manière il avait déjà dû oublier sa mission) et le remis en compagnie de Clin-clin. Les trois cryos s’agenouillèrent autour du Grand Chef et l’examinèrent de leurs mains et de leurs oreilles.

— Il est bien mort.

— Plus rien ne fonctionne.

— Non, le cœur a encore quelques contractions.

— Comme dans les cas d’électrocution.

— Il faut essayer de le régler. C’est le moins qu’on puisse faire.

Je me demandais s’ils utilisaient pour parler leurs propres connaissances ou celles de l’Extro. Probablement celles de l’Extro, qui étaient fort utiles à condition que cette damnée machine soit muselée comme il faut. Ils commencèrent alors un extraordinaire cycle d’opérations. Le Grand Chef fut retourné battu plié écartelé pendu massé bouche-à-bouché. Encore et encore, toujours sur le même tempo, 78 tours par minute. Mon propre pouls était beaucoup plus rapide. Finalement, ils s’arrêtèrent et collèrent l’oreille sur la poitrine du Grand Chef.

— Battements normaux, dirent-ils. Il revient de loin.

Ils tournèrent de tous les côtés leurs yeux aveugles.

— Je suis là, déclarai-je. Est-ce qu’il vivra ?

— Encore longtemps. Vous avez confiance en nous, n’est-ce pas, Curzon ?

— Il faut bien.

— Vous n’êtes pas obligé. Vous pourriez nous tuer facilement. Si c’est ce que vous désirez, allez-y.

— Après ce que vous venez de faire, j’ai confiance en vous.

— Là. N’ayez crainte. Vous ne le regretterez pas. Nous ferons en sorte que l’Extro se conduise bien. Pourquoi le perdre, après tout ?

— C’est vrai. Pourquoi ?

— Nous saurons vous remercier de votre confiance. Donnez-nous toutes les informations en votre possession sur le canlèpre. Peut-être l’Extro pourra-t-il suggérer une ligne de recherche capable de déboucher sur un traitement. Mais n’y comptez pas trop.

— Je vous remercie.

— Essayez de nous prélever un tissu viable sur les restes de cette fille. Il n’est peut-être pas trop tard pour essayer la technique des clones. Mais n’y comptez pas trop.

— Est-ce que vous aimeriez, adorables petits phénomènes, que je vous chante quelques mesures de Gloire au Grand Chef ?

Ils éclatèrent de rire.

— Prenez Devine, Curzon. Il est tout à vous. N’oubliez pas de nous donner de vos nouvelles.

Je m’agenouillai à côté de Devine.

— Cherokee de mon cœur, lui dis-je. C’est moi ; ton frère. Tout va aller bong bong.

— Ha-ga-ga, bulbulla-t-il.

— Tu es débarrassé de l’Extro. Les cryos ont pris le contrôle et je crois qu’on peut leur faire confiance pour rester dans le droit chemin.

— Ha-ga-ga.

Je me tournai vers les cryos, occupés à réparer les dégâts opérés par Hic et le Grand Chef.

— Hé ! les mecs, il parle comme un bébé.

— C’est bien ce qu’il est, Curzon. Quand l’Extro s’est retiré, il n’a rien laissé derrière lui. Il lui faut repartir à zéro. Mais ne vous en faites pas. Il a tout le temps nécessaire.