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L’obscurité était totale en dehors des pâles flaques de clarté que laissait filtrer la voûte à intervalles réguliers et le Prud’homme avançait à tâtons, laissant traîner sa main sur la surface rugueuse des murs des gourbis réservés aux travailleurs pour se guider. Dans la Cité Basse, il n’existait pas d’autre lumière que la lueur laiteuse et intermittente des torches des patrouilleurs qui faisaient leur ronde par groupes de deux ou trois.

La Cité Basse était assoupie comme quelque monstre malfaisant dont l’étincelante chape qu’était la Cité Haute dissimulait les replis huileux. Une partie de son organisme était probablement animée d’une activité crépusculaire : des produits arrivaient que l’on entreposait dans les magasins pour le lendemain. Mais pas ici. Pas dans le quartier des taudis.

Terens se tapit dans l’ombre d’une impasse pleine de poussière (même les averses nocturnes épargnaient les régions ténébreuses qui s’étendaient sous la plaque d’alliage de ciment) en entendant un bruit de pas au loin. Des lumières trouèrent la nuit, qui disparurent un peu plus bas après avoir dansé un moment.

Les patrouilleurs allaient et venaient dans la Cité Basse tout au long de la nuit. Il leur suffisait de déambuler. La peur qu’ils inspiraient était assez puissante pour que l’ordre régnât sans qu’ils aient besoin – ou à peine – de faire étalage de leur force. D’innombrables êtres humains grouillaient dans l’ombre protectrice mais, même si les patrouilleurs n’avaient pas été présents, ils n’eussent constitué qu’un danger négligeable. Les réserves de vivres et les ateliers étaient bien gardés, la Cité Haute et son luxe étaient hors d’atteinte et se voler mutuellement, parasiter aussi malheureux que soi eût manifestement été une vaine entreprise.

Ce qui, sur d’autres planètes, eût été considéré comme un crime était pratiquement inexistant dans la nuit florinienne. Les pauvres ne manquaient pas mais ils étaient totalement démunis et les riches étaient rigoureusement inaccessibles.

Terens reprit son chemin. Quand il passa sous l’une des échancrures pratiquées dans la voûte, une coulée de lumière éclaira son visage de sa clarté blafarde et il ne put s’empêcher de lever les yeux.

Inaccessibles !

L’étaient-ils donc vraiment ? L’attitude du Prud’homme envers les Écuyers de Sark avait subi bien des avatars au cours de son existence. Au début, il n’était qu’un enfant. Les patrouilleurs étaient des monstres noir et argent qu’il fallait éviter, que l’on ait ou non quelque chose à se reprocher. Les Écuyers étaient de vagues et mythiques surhommes infiniment bienveillants, vivant dans un paradis appelé Sark où, attentifs et patients, ils veillaient sur le bien-être des hommes et des femmes stupides de Florina. A l’école, il récitait chaque jour : Que l’esprit de la Galaxie protège les Écuyers comme les Écuyers nous protègent.

Exactement, songea Terens. Exactement, Que l’Esprit leur fasse ce qu’ils nous font. Ni plus ni moins. Ses poings se crispèrent, brûlants.

A dix ans, il avait eu à faire une rédaction dont le sujet était Imaginez ce qu’est l’existence sur Sark. Il ne se rappelait qu’un seul passage de ce devoir, décrivant les Écuyers se réunissant chaque matin dans une salle immense dont les couleurs étaient semblables à celles des fleurs de kyrt, êtres de splendeur hauts de vingt pieds, débattant avec gravité des péchés des Floriniens et de la triste nécessité de les ramener dans la voie de la vertu.

Le maître avait été très satisfait et, à la fin de l’année, alors que les autres écoliers continuaient de suivre les cours de lecture, d’écriture et de morale, Terens avait été admis dans une classe spéciale pour apprendre l’arithmétique, la galactographie et l’Histoire sarkite. A seize ans, il avait été envoyé sur Sark.

Il revoyait encore ce grand jour et il chassa ce souvenir d’un haussement d’épaules : il en avait honte.

Il approchait de la périphérie de la Cité. De temps en temps, une bouffée de vent lui apportait le parfum entêtant du kyrt en fleur. Dans quelques minutes, il serait relativement en sécurité au milieu des champs où il n’y avait pas de surveillance régulière et où il pourrait à nouveau voir les étoiles entre les déchirures des nuages. Il pourrait même apercevoir l’astre jaune qui était le soleil de Sark.

Qui avait été son soleil à lui pendant la moitié de sa vie… Quand il l’avait vu pour la première fois à travers le hublot d’un astronef, petite bille brillante, éblouissante, il avait failli tomber à genoux. La pensée qu’il approchait du paradis éclipsait même la peur paralysante que l’espace où il n’avait encore jamais voyagé suscitait en lui.

Il avait atteint le paradis et on l’avait confié à un vieux Florinien qui devait veiller à ce qu’il se lavât et se vêtît convenablement. Son compatriote l’avait conduit dans un vaste édifice. En chemin, le vieillard s’était incliné bien bas devant quelqu’un qui passait.

— Prosterne-toi, avait-il murmuré avec colère au jeune Terens.

Celui-ci avait obéi.

— Qui est-ce ? avait-il demandé avec surprise.

— Un Écuyer, petit paysan ignorant !

— Hein ? Un Écuyer !

Terens s’était arrêté net et il avait fallu que le vieillard le gourmandât pour qu’il se remît en marche. C’était la première fois de sa vie qu’il voyait un Écuyer. Et cet Écuyer ne mesurait pas vingt pieds : il avait la taille d’un homme normal. D’autres adolescents se seraient remis de leur déception : Terens ne s’en remit pas. Quelque chose changea en lui. Définitivement.

Tout au long de ses études – et il réussit bien –, il n’oublia jamais que les Écuyers étaient des hommes. Il s’instruisit pendant dix ans. Et quand il n’avait pas de cours, quand il n’était pas à table ni au lit, il lui fallait se rendre utile. On lui faisait faire des courses, vider les corbeilles à papiers. Il apprit à se prosterner quand un Écuyer passait, à se tourner respectueusement vers le mur quand une Ecuyère passait.

Ensuite, il fit un stage de cinq ans dans la fonction publique, transféré sans cesse d’un poste à un autre afin que l’on pût juger du mieux de ses capacités.

Un jour, il reçut la visite d’un Florinien dodu et souriant et qui lui tapa amicalement dans le dos et lui demanda ce qu’il pensait des Écuyers. Terens lutta contre l’envie de prendre ses jambes à son cou. Ses réflexions se trahissaient-elles mystérieusement sur ses traits ? Il hocha la tête et débita un couplet de banalités chantant les louanges de la bonté des Écuyers.

Mais l’autre pinça les lèvres et dit : « Vous n’en croyez pas un mot. Venez ce soir à cette adresse » en lui tendant une carte qui s’effrita et se consuma quelques secondes après.

Terens alla au rendez-vous. Là, il rencontra des gens qu’il connaissait et qui le regardaient d’un air énigmatique. Quand il les revit plus tard dans l’exercice de leurs fonctions, il ne lut plus que de l’indifférence dans leurs yeux. Il écouta et constata que beaucoup de ses amis nourrissaient dans le secret de leur conscience des sentiments qu’il croyait sincèrement avoir germé dans son seul esprit. Il apprit que certains Floriniens, tout au moins, considéraient que les Écuyers étaient d’immondes brutes, des parasites qui dépouillaient Florina de ses richesses et laissaient les indigènes dont ils exigeaient un rude labeur stagner dans l’ignorance et la misère. Il apprit que l’heure sonnerait d’une gigantesque insurrection. Alors, le luxe et l’opulence de Florina reviendraient à ceux qui en étaient les possesseurs légitimes.

Mais comment ? avait demandé et redemandé Terens. Après tout, les armes étaient entre les mains des Écuyers et des patrouilleurs.