Fife haussa les épaules.
— Mais qui est X ? poursuivit Steen. Pas moi. Ma parole. Je suis bien placé pour le savoir ! Néanmoins, j’admets que ce ne puisse être qu’un Grand Écuyer. Or, quel grand Écuyer était le mieux informé ? Lequel a essayé de nous faire peur depuis un an avec ce spatio-analyste pour nous obliger à créer ce qu’il appelle un « front uni » et que j’appellerai, moi, la soumission à la dictature de Fife ? Je vais vous dire qui est X !
Steen se leva. Le sommet de son crâne effleura le bord extrême du cube récepteur et parut tranché net sur une épaisseur d’un pouce.
— Le voici ! fit-il en désignant Fife d’un doigt tremblant. C’est l’Écuyer de Fife. Il a retrouvé le spatio-analyste. Il l’a mis sur la touche quand il a vu que nous n’étions pas impressionnés par les sornettes qu’il a débitées lors de la première conférence, pour le ressortir de sa manche après avoir préparé un coup d’Etat militaire.
Fife demanda d’une voix lasse à Abel :
— En a-t-il fini ? Si oui, qu’il disparaisse. Un homme normal ne peut supporter cet individu.
— Avez-vous un commentaire à apporter à ces propos ?
— Bien sûr que non ! Ils n’en méritent aucun. Cet homme est désespéré et il est prêt à dire n’importe quoi.
— Vous ne vous en tirerez pas aussi facilement, Fife ! s’écria Steen. – Son regard fît le tour des visages. Ses yeux n’étaient plus qu’une fente et la tension blanchissait ses narines. Il était toujours debout. – Ecoutez-moi. Fife prétend que ses limiers ont trouvé des documents dans le cabinet d’un médecin. Selon lui, le médecin en question est mort des suites d’un accident après avoir examiné le spatio-analyste et diagnostiqué un lavage de cerveau. Il affirme que c’est X qui l’a assassiné pour qu’il ne révèle pas l’identité du spatio-analyste. Voilà ce qu’il a dit. Demandez-lui si c’est vrai.
— Et si j’ai dit cela ?
— Demandez-lui donc comment il a pu saisir les archives conservées dans le bureau d’un médecin mort et enterré depuis des mois s’il ne les avait pas en main dès le début !
— Sottises ! répondit Fife. Nous pouvons continuer indéfiniment comme cela. Nous perdons notre temps. Un autre médecin a pris la clientèle de son confrère et a hérité ses dossiers. Vous vous figurez que les archives d’un docteur disparaissent après la mort de leur possesseur ?
— Non, évidemment, fit Abel.
Steen bredouilla quelque chose d’inintelligible et se rassit.
— Et maintenant ! s’exclama Fife. Qu’avez-vous encore à dire ? Avez-vous d’autres accusations à formuler ?
Il s’exprimait d’une voix voilée, frémissante d’amertume.
— Steen tenait à faire cette déclaration. L’incident est clos. Mais Junz et moi sommes ici pour autre chose. Nous voudrions voir ce spatio-analyste.
Les mains de Fife se crispèrent brusquement sur le rebord du bureau et ses sourcils noirs se froncèrent.
Nous avons arrêté un individu atteint de débilité mentale qui se prétend spatio-analyste. Je vais donner l’ordre qu’on l’introduise ici.
Jamais Valona March n’avait rêvé que des choses aussi irréelles pussent exister. Il y avait plus de vingt-quatre heures qu’elle était arrivée sur Sark et à partir du moment où elle avait posé le pied sur le sol de la planète, elle était allée d’émerveillement en émerveillement. Même les cachots où Rik et elle-même avaient été jetés après qu’on les eut séparés étaient d’une fabuleuse invraisemblance. Quand on appuyait sur un bouton, de l’eau jaillissait d’un tuyau. Les murs exhalaient de la chaleur quoique, dehors, l’air fût fraîcheur inimaginable. Et tous ceux qui avaient parlé à Valona étaient superbement vêtus.
Elle avait vu des pièces remplies de choses inconnues. Celle où elle se trouvait maintenant était plus grande que toutes les autres mais presque nue. Et il y avait beaucoup de monde. Un homme à l’air sévère assis derrière un bureau : un second très vieux et très ridé, dans un fauteuil ; trois autres…
Parmi ces derniers, elle reconnut le Prud’homme.
Elle se précipita vers lui.
— Prud’homme ! Prud’homme !
Mais il n’était pas là !
Il s’était levé et avait agité le bras.
— N’approchez pas, Lona. N’approchez pas.
Et elle était passée à travers lui. Quand elle avait voulu le saisir à la manche, il avait reculé. Elle s’était jetée en avant, trébuchant presque, et était passée à travers le Prud’homme. Elle était restée quelques instants sans voix. Le Prud’homme s’était trouvé en face d’elle, mais elle ne pouvait plus voir que ses propres jambes sur le rebord du fauteuil ou elle s’était effondrée.
Elle distinguait avec précision le lourd accoudoir du fauteuil, sa couleur, son volume. Il lui encerclait les jambes mais elle ne le sentait pas. Sa main tremblante s’enfonça d’un pouce à l’intérieur de la tapisserie. Valona ne voyait plus le bout de ses doigts mais elle ne sentait toujours rien.
Elle poussa un cri et roula sur le sol. Sa dernière vision fut celle du Prud’homme tendant instinctivement les bras pour la retenir tandis qu’elle tombait comme si les membres de Terens n’étaient que des formes impalpables.
Elle se retrouva assise sur son siège. Rik lui étreignait la main ; le vieil homme ridé était penché au-dessus d’elle.
— N’ayez pas peur, mon enfant, lui dit-il. Ce n’est qu’une image. Une photographie, si vous voulez.
Valona tourna la tête. Le Prud’homme était toujours là. Il ne la regardait pas.
— Où est-il ? demanda-t-elle.
— C’est une projection tridimensionnel, Lona, fit brusquement Rik. Il est ailleurs mais nous pouvons le voir.
Elle hocha la tête. Si Rik le disait, elle le croyait. Mais elle baissa les yeux. Elle n’osait pas regarder des gens qui étaient là et, en même temps, étaient ailleurs.
Abel se tourna vers Rik :
— Ainsi, vous savez ce qu’est la projection tridimensionnelle ?
— Oui.
Pour Rik, les dernières vingt-quatre heures avaient également été une expérience extraordinaire mais, contrairement à Valona qui perdait de plus en plus pied, tout ce qu’il avait vu lui avait été de plus en plus familier.
— Où avez-vous appris ce que c’est ?
— Je ne sais pas. Je le savais avant… avant d’avoir oublié.
Fife, qui était resté immobile quand Valona s’était follement ruée vers le Prud’homme, jeta d’une voix acide :
— Je regrette le désordre créé par cette indigène hystérique que j’ai été obligé de faire venir. Le soi-disant spatio-analyste exigeait sa présence.
— Cela n’a pas d’importance, répondit Abel. Toutefois, je constate que votre débile mental florinien semble connaître la projection tridimensionnelle.
— Je suppose qu’on l’a bien dressé.
— A-t-il été interrogé depuis son arrivée ?
— Certainement.
— Qu’est-il résulté de l’interrogatoire ?
— Il n’a pas apporté d’éléments nouveaux.
Derechef, l’ambassadeur s’adressa à Rik.
— Quel est votre nom ?
— Rik est le seul dont je me souvienne, répondit Rik avec calme.
— Y a-t-il ici des personnes que vous connaissez ?
Le regard de Rik fit le tour des visages. Il était sans inquiétude.
— Seulement le Prud’homme, dit-il. Et Lona, bien sûr.