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Je m’emparai de mon matériel puis me dirigeai vers la porte en compagnie de Vince Masuoka, qui malgré sa petite taille avait réussi, je ne sais comment, à s’approprier deux des précieux beignets fourrés ainsi que celui à la crème et recouvert de chocolat.

— Tu t’es vraiment surpassé, ô grand chasseur, dis-je en indiquant du menton son butin.

— Les dieux de la forêt ont été généreux, me répondit-il en mordant à pleine bouche dans l’un des doughnuts. Mon peuple ne souffrira pas de la faim cette saison.

— Non, mais moi, si.

Il m’adressa un sourire bidon.

— Les lois de la jungle sont impitoyables, cher disciple, répliqua-t-il.

— Oui, je sais. Il faut savoir anticiper le mouvement des beignets.

— Ah ! Ha ! Ha ha ha !

Son rire était encore plus faux, à croire qu’il en déchiffrait une transcription phonétique. Le pauvre gars semblait simuler tous les comportements humains, exactement comme moi, mais il n’était pas aussi doué. Pas étonnant que je me sente à l’aise avec lui. Sans compter que lui aussi prenait parfois l’initiative d’apporter des doughnuts.

— Il te faut une meilleure tenue de camouflage, reprit-il avec un signe de tête vers ma chemise hawaïenne aux tons rose et vert imprimée de vahinés. Ou au moins avoir meilleur goût.

— Elle était en solde.

— Ha ! fit-il de nouveau. Eh bien, dans peu de temps, ce sera Rita qui choisira tes tenues.

Et, abandonnant brusquement sa gaieté artificielle, il ajouta :

— Écoute, je crois que j’ai trouvé le traiteur idéal.

— Il sert des beignets à la framboise ? demandai-je, espérant esquiver le sujet de ma félicité imminente.

— C’est une célébrité, poursuivit-il. Il a fait les MTV Awards, et tout un tas de cérémonies du show-biz.

— Il doit être délicieusement cher.

— Oh, je lui ai rendu service. Je pense qu’on peut faire baisser le prix. Dans les cent cinquante dollars l’assiette, peut-être.

— Vois-tu, Vince, j’espérais qu’on pourrait payer plus qu’une seule assiette.

— Il a été dans ce fameux magazine de South Beach, reprit-il, un peu froissé. Tu devrais au moins lui parler.

— Pour être très honnête, dis-je, ce qui signifiait bien sûr que je mentais, je pense que Rita veut quelque chose de simple. Un buffet, par exemple.

— Tu devrais au moins le rencontrer, insista-t-il.

Souhaitant clore le débat, je lui promis d’en parler à Rita, et Vince n’aborda plus le sujet durant le trajet.

Mon travail se révéla bien plus facile que je ne l’avais craint. Tout d’abord, c’était sur le campus de l’université de Miami, mon alma mater, et conformément à ma constante volonté de paraître humain, j’essayais toujours de simuler une certaine tendresse pour ces lieux lorsque j’y retournais. Ensuite, il y avait très peu de sang à analyser, ce qui supposait que je pourrais en avoir fini assez rapidement. Cela signifiait aussi être libéré de ce sale liquide rouge. Je n’aime pas le sang ; un peu étonnant, je vous l’accorde, mais c’est vrai. J’éprouve en revanche une grande satisfaction à l’organiser sur un lieu de crime, l’obligeant à se conformer à un schéma et à bien se comporter. Dans le cas présent, d’après ce que j’appris en chemin, le défi serait limité.

Ce fut donc avec ma bonne humeur habituelle que je me dirigeai d’un pas nonchalant vers le ruban jaune de la police, certain de vivre un agréable interlude dans ma journée de travail trépidante…

Mais je me figeai, un pied à l’intérieur du périmètre de sécurité.

Durant quelques secondes, le monde prit une couleur jaune vif et j’eus la sensation nauséeuse d’être en apesanteur dans l’espace. Je ne voyais plus rien, hormis cette lumière éblouissante. Il y eut un bruit sourd en provenance du siège arrière sombre, et mon malaise subliminal fut doublé d’un sentiment de panique semblable à celui provoqué par le crissement d’un couteau de boucher contre un tableau noir. Je fus parcouru d’un frémissement nerveux et de la certitude que quelque chose allait très mal.

Recouvrant la vue, je jetai un regard autour de moi. Je ne vis rien qui n’aurait dû se trouver sur le lieu d’un crime : il y avait un petit attroupement près du ruban de sécurité, quelques policiers en uniforme postés devant, une poignée d’enquêteurs aux costards bon marché, ainsi que mes collègues, les cinglés du labo, occupés à farfouiller à quatre pattes dans les buissons. Rien que de très normal a priori. Alors je me tournai vers mon infaillible œil intérieur pour une explication.

Que se passe-t-il ? demandai-je en secret, fermant les yeux de nouveau et attendant une réponse du Passager. J’étais habitué à des commentaires de la part de mon associé, et assez souvent ma première vision d’un lieu de crime était ponctuée par des murmures espiègles d’admiration ou d’amusement, mais là… c’était de toute évidence l’expression d’une angoisse, et je ne savais qu’en penser.

Quoi ? demandai-je à nouveau. Pas de réponse, excepté le bruissement d’ailes invisibles, alors je laissai tomber et me rendis sur le site.

Les deux corps avaient été brûlés, mais forcément ailleurs, car il n’y avait pas trace d’un barbecue suffisamment grand pour cuire à point deux femmes de taille moyenne. Elles avaient été abandonnées au bord du lac qui traverse le campus, près d’un sentier, et découvertes là par deux joggeurs matinaux. J’étais d’avis, d’après la faible quantité de sang présente, qu’elles avaient été décapitées après avoir été brûlées vives.

Un détail m’interpella. Les corps étaient soigneusement disposés, avec respect presque, les mains carbonisées repliées sur la poitrine. Mais à la place des vraies têtes, une tête de taureau en céramique avait été placée au-dessus de chaque torse.

C’est exactement le genre d’attention qui provoque en général un commentaire du Passager noir, un murmure amusé ou bien un petit gloussement, voire une pointe de jalousie. Mais cette fois, alors que Dexter s’exclamait intérieurement : Ah ! ah ! Une tête de taureau ! Qu’en pensons-nous ?, le Passager se manifesta aussitôt et très distinctement par… rien.

Pas un murmure, pas un soupir.

Je réitérai ma demande d’un ton irrité et n’obtins qu’un bruit de fuite apeuré, comme si le Passager était allé se cacher sous le premier abri venu, espérant laisser passer l’orage sans se faire remarquer.

J’ouvris les yeux, interloqué. Jamais auparavant le Passager n’était resté muet dans une telle situation, et voilà que non seulement il avait perdu sa langue mais qu’en plus il se planquait.

Je considérai de nouveau les deux corps calcinés, avec un certain respect cette fois…

Angel Batista était agenouillé par terre de l’autre côté du sentier, en train d’examiner très scrupuleusement des trucs que je ne distinguais même pas et dont je me fichais, d’ailleurs.

— Ça y est, tu as trouvé ? lui demandai-je.

— Trouvé quoi ? répondit-il sans lever les yeux.

— Aucune idée, mais ce doit être là quelque part.

Il avança le bras et arracha de sa pince à épiler un brin d’herbe, l’étudiant un long moment avant de le fourrer dans un petit sac en plastique.

— Pourquoi diable mettre une tête de taureau en céramique ?

— Parce que si elle était en chocolat elle fondrait.