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Puis, le matin, c'est la fouille, la petite pièce où tous se mettent nus comme des vers, les empreintes, l'anthropométrie...

Torrence, la pipe au bec, car il singe volontiers son ancien patron Maigret et a adopté une pipe encore plus grosse que la sienne, regarde vaguement des anatomies diverses qui n'ont rien de bien ragoûtant dans le jour blafard. Il y a plus de pieds sales que de pieds propres. Soudain, le regard de Torrence glisse sur un visage, y revient, exprime l'étonnement.

Non! Ce n'est pas possible!... D'ailleurs... Mais non, voyons! Torrence n'est pas fou... Il est impossible que cet homme tout nu, coincé dans la file, entre un Arabe et un petit jeune homme malingre, soit le célèbre avocat Duboin...

Curieuse ressemblance quand même... La barbe en moins, évidemment... Me Duboin est très fier de sa barbe, qu'il porte carrée, d'un brun chaud, et que les journaux ont reproduite si souvent...

Sans cette barbe, pourtant...

Ici, l'homme a le visage couvert de poils d'un demi-centimètre, taillés à la diable, sans doute sous un pont par un clochard coiffeur...

— Roulez votre pouce... Appuyez... Comme ceci... Les autres doigts, maintenant... Tous ensemble...

L'homme obéit docilement, mais il semble à Torrence que son regard ne le quitte pas.

— Rhabillez-vous...

Torrence le suit des yeux. Quand il revient du vestiaire, l'inconnu est vêtu des hardes les plus invraisemblables qui soient, et ces hardes ont, en outre, le malheur de ne pas être à sa taille.

Le système des fiches a fonctionné. Rien au compte de l'inconnu.

— A l'anthropométrie... Prenez votre tour...

Mensurations du crâne, de l'angle facial... Photo de face et de profil... Il semble à Torrence qu'un curieux sourire flotte sur les lèvres de son bonhomme...

Et, en effet, comme cet inconnu passe auprès de lui, avec le troupeau si divers, une Voix murmure:

— Ayez l'obligeance, monsieur Torrence, de m'attendre à la sortie...Il a un quart d'heure devant lui. Il se précipite à la Chope Dauphine, où, du temps de Maigret, on vidait de si savoureux demis de bière mousseuse. Il en commande un. Il se précipite au téléphone.

Allô!... Je suis bien chez Me Duboin?... Je voudrais parler à Me Duboin, s'il vous plaît... Vous dites qu'il n'est pas chez lui?... J'ai déjà téléphoné à huit heures du matin et il n'y était pas... Ah! Il n'est pas rentré de la nuit?... Je vous remercie... Non... Ce n'est pas la peine. Je le verrai personnellement...

Torrence est très ému. Il revoit toujours cet homme tout nu parmi tant d'hommes nus, ces joues couvertes de poils d'un demi-centimètre, puis ces hardes pitoyables, que nul n'oserait donner au plus pauvre des pauvres.

Il attend, debout à quelques pas de la sortie du Dépôt.

— Vous auriez pu retenir un taxi, mon cher Torrence... C'est l'homme qui traîne la patte comme une véritable épave.

— Appelez-en un, je vous en prie...

Torrence obéit, sidéré. Le clochard pénètre dans la voiture avant lui, sans façon. C'est lui qui écarte la vitre et qui lance au chauffeur:

— A l'Agence 0... Cité Bergère... Vous entrerez dans la cité...

Il referme la vitre avec soin, se laisse aller sur la banquette, en homme qui respire enfin. Torrence ouvre la bouche.

— Tout à l'heure, mon ami!... Tout à l'heure!...

L'auto s'arrête bientôt dans la calme cité Bergère, où les bureaux de l'Agence 0 perchent au-dessus de la boutique d'un coiffeur.

— C'est encore une chance!... remarque l'homme.

— Pardon, mais je voudrais savoir...

— Réglez le taxi, voulez-vous?...

Les voilà tous les deux dans le bureau de l'agence. Le garçon, Barbet, se précipite. Quelques instants plus tard, la porte matelassée est refermée sur Torrence et sur son compagnon.

— Mais oui, mon cher... Me Duboin, comme vous vous en êtes rendu compte... C'est une chance que vous vous soyez trouvé là... Nous sommes seuls, n'est-ce pas, absolument seuls?

Il va à la porte, qu'il ouvre et qu'il referme. Il s'assure que les fenêtres sont impénétrables aux regards, car elles sont munies de vitres dépolies.

— Asseyez-vous, mon bon ami... Et, avant tout, donnez-moi une cigarette... Vous avez du feu?... Merci... Maintenant, allons au plus pressé... Décrochez votre téléphone... Demandez mon, appartement... Appelez ma femme à l'appareil... Là... Très bien... Dites-lui...

Me Duboin a beau être un des avocats les plus célèbres du barreau de Paris, il y a encore des choses qu'il ignore. Pour lui, Torrence n'est jamais qu'un inspecteur de police qui a réussi, c'est-à-dire qui est sorti de la « boîte » pour se mettre à son compte. Si cette réussite est exceptionnelle, tant mieux. Cela n'empêche pas de traiter Torrence avec une condescendance familière qui est de mise au Palais et, au besoin, de lui taper sur le ventre en l'appelant « mon bon »...

— Allô !... L'appartement de Me Duboin?

Il ne se doute pas, par exemple, que s'ils sont seuls dans ce bureau, ils n'y sont cependant pas tout à fait seuls... Derrière une vitre qui a tout l'air d'un miroir, un jeune homme roux tient à la main, lui aussi, un récepteur téléphonique, et ses yeux ne quittent pas le visiteur.

C'est Emile, le vrai patron de l'Agence O.

— Oui, ma chérie... Je vais te passer l'inspecteur Torrence, qui te confirmera que des raisons d'ordre strictement professionnel m'ont empêché de rentrer cette nuit et même de te prévenir... Dites-lui, Torrence...

— Je vous assure, madame, murmure Torrence, que votre mari...

Et Mme Duboin de répliquer:

— Blonde ou brune, la raison d'ordre professionnel?

— Je vous assure, madame...

— Je te jure, chérie... Tu verras par toi-même tout à l'heure... Je vais d'ailleurs t'envoyer l'inspecteur; tu seras gentille de lui faire remettre par le valet de chambre un de mes complets et un manteau... Oui... Linge, chaussettes, souliers... Il t'expliquera...

Coup d'œil de l'avocat à Torrence, qui répète avec conscience:

---- Je vous expliquerai, madame...

Le jeune homme, dans son petit bureau, celui que ,tout le monde appelle M. Emile et qui passe, tantôt pour le photographe, tantôt pour l'employé à tout faire de l'Agence O, ne perd ni un mot, ni un jeu de physionomie de l'étrange avocat.

--- A tout de suite, chérie... Donne à l'inspecteur Torrence ce que je t'ai demandé...

Il raccroche. Il commande, car cet homme en guenilles commande comme quelqu'un qui en a l'habitude:

— Vous devez être bien avec le merlan, d’en bas... Comment s'appelle-t-il encore?... J'ai vu son prénom sur la devanture... Adolphe, c'est ça... Faites-moi monter Adolphe... Dites-lui d'être discret... Peut-être a-t-il dans sa boutique de quoi me reconstituer une fausse barbe...

— Adolphe a dans sa clientèle de nombreux acteurs et figurants du Palace, dont l'entrée des artistes est juste en face...

— Parfait!... Allez-y, mon bon ami!... Nous déjeunerons ensuite en tête à tête et je vous dirai...

— Dites-moi, jeune homme... Votre figure ne m'est pas inconnue.

— Je travaille, d'habitude, avec M. Torrence...

L'avocat a quarante-cinq ans. Il est gras. Il est sûr de lui. Il traite tous les individus comme de vagues comparses. On sent que le monde lui appartient.

Même le fait d'avoir encore sur le corps une partie des vêtements d'un clochard ne lui enlève rien de sa superbe. Torrence ne va-t-il pas lui apporter ses habits?

— Quel est votre rôle exact dans cette maison?

— La photographie, monsieur...

— Dans ce cas, oubliez donc que vous m'avez vu... Compris?