— Au risque de leur vie, oui... Pendant que vos collègues procèdent à l'arrestation d'un dangereux malfaiteur, vous qui avez si longtemps partagé leur vie, aidé par je ne sais quel jeune homme peu scrupuleux, vous vous ingéniez à faire échapper un assassin au châtiment qu'il mérite... Votre Emile, pour cela, n'a pas hésité à pénétrer de force dans le logement d'une vieille infirme qui aurait pu mourir de peur... Le couteau lui a été lancé par José et il l'a fait disparaître... En vérité, je me demande, Torrence, si j'ai bien fait de vous faire venir ici librement, comme un ancien collaborateur, ou si, au contraire, mon devoir...
— Vous croyez vraiment, patron, qu'il y avait un couteau dans le saxophone?
Quand Torrence prend cette petite voix douce, quand il fait cette moue d'enfant qu'on gronde, il est impayable. Le chef est sur le point de donner libre cours à. sa colère, quand la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô!... Oui... C'est moi... Vous êtes sûr?... Bien, j'attends votre rapport de toute urgence... Apportez-le-moi personnellement...
Cette fois, quand il raccroche, il est menaçant.
— Je vous donne une heure pour aller me chercher le couteau que vous détenez indûment...
— Mais, patron...
— L'Identité judiciaire vient de me téléphoner... Le laboratoire est formel... Les parcelles de matière brune dont je vous ai parlé sont bien du sang, et du sang humain... J'espère que, dans ces conditions, vous comprendrez votre devoir et que vous ne me forcerez pas à prendre des mesures qui me sont particulièrement pénibles...
Bigre! C'est encore plus grave que tout ce que Torrence avait prévu. Le chef ne se lève pas pour le reconduire. Il ne paraît pas voir la main qu'on lui tend et il sonne pour appeler l'huissier, comme quand il s'agit d'un visiteur ordinaire.
— Vous direz au commissaire Lucas de venir me voir, fait-il à l'adresse de cet huissier.
Lugubre, Torrence parcourt le long couloir de la PJ, où des inspecteurs qui ne savent pas encore le saluent joyeusement. Le grand patron a dit une heure... Pourvu que... Torrence saute dans un taxi.
— Cité Bergère... En vitesse...
Il grimpe l'escalier quatre à quatre. Dans l'antichambre, il renverse presque son employée, Mlle Berthe.
— Emile?... questionne-t-il.
— Il y a une heure qu'il est parti.
— Et Barbet?
— M. Emile l'avait déjà envoyé en course...
Torrence en a une sueur froide au front. Il entre dans le bureau d'Emile, qui offre toujours un spectacle impressionnant de beau désordre. Il écarte les annuaires, les indicateurs de chemin de fer, ouvre les tiroirs...
Qui sait? Emile a peut-être pris la précaution de mettre le poignard en lieu sûr dans le coffre-fort? Torrence l'ouvre. Pas de poignard.
— Vous ne savez pas, mademoiselle Berthe, si M. Emile, en partant, a emporté avec lui un couteau que...
— Non! Je vois ce que vous voulez dire. Le couteau, c'est Barbet qui l'a emporté...
— Il n'a pas dit quand il rentrerait?
— Sûrement pas aujourd'hui...
— Comment le savez-vous?
— Parce qu'au moment de mettre son chapeau, il m'a annoncé qu'il allait faire un tour à Toulon...
— Hein? Il a bien dit à...
— A Toulon, oui... Même que je lui ai répondu qu'il avait de la chance d'aller voir la Méditerranée...
Torrence, effondré, s'assied lourdement et se prend la tête à deux mains.
Le directeur de la PJ a dit une heure...
Soudain, il sursaute. Des pas dans l'escalier. La porte s'ouvre. C'est Emile, l'air dégagé, joyeux, une cigarette éteinte au bec, selon son habitude.
— J'étais allé boire un demi à la Brasserie Montmartre... explique-t-il comme si c'était la chose la plus naturelle du monde.
— Mais, malheureux... Vous ne savez pas ce qui nous attend... Si, dans une heure, dans quarante minutes, maintenant, je n'ai pas rendu le couteau au directeur de la Police judiciaire, celui-ci n'hésitera pas, tout Torrence et directeur de l'Agence O que je sois, à demander contre moi un mandat d'arrêt...
Alors Emile laisse tomber sans se démonter:
— Quelle drôle d'idée!...
Puis soudain, avec le même calme:
— Heureusement que l'assassin est toujours au coin de la rue.
III
Où l'Agence O met cyniquement le comble à l'illégalité,
et où il est démontré qu'une fausse preuve peut être
en même temps une vraie preuve
A la Police judiciaire, c'est toujours le grand jeu qui continue, et les inspecteurs se demandent si on ne va pas, cette fois, battre le record détenu par Mestorino: l'interrogatoire de celui-ci, en effet, dura vingt-sept heures sans interruption.
Il y a déjà dix heures entières que José est là, sur une chaise, les cheveux défaits, la cravate de travers, les yeux fiévreux. Chaque fois que Lucas sort et que le musicien espère un instant de répit, un autre inspecteur entre, qui reprend le dossier depuis le début.
— Voyons... Il est établi que vous manquiez d'argent... Il éclaterait bien en sanglots.
— Mais, sacrebleu, puisque je vous répète que j'ai manqué d'argent toute ma vie...
— Vous avouez que vous manquiez d'argent... C'est déjà un point acquis... Et vous en aviez besoin, ne fût-ce que pour en envoyer à votre mère...
Dans la pièce voisine, la grande Julie subit à peu près le même supplice, à cette différence près qu'elle est moins nerveuse que le musicien et qu'elle répond du tac au tac, en se permettant même parfois une féroce ironie.
Passera-t-on la nuit? Ne la passera-t-on pas? C'est la seule question qu'on se pose, mais chacun dans la Maison est persuadé que Lucas finira par « avoir » son homme. Cité Bergère, pendant ce temps-là, Emile prononce sans s'émouvoir:
— Allons un instant au musée...
Il ne s'agit pas de se rendre au Louvre ou dans quelque musée officiel. Le « musée », à l'Agence O, n'est autre qu'une sorte de grenier où les objets les plus inattendus sont rassemblés. Il y a là des vêtements, des revolvers, des morceaux de corde et même un sabre de cavalerie... Tous objets qui, en leur temps, ont été mêlés à des affaires criminelles...
— Voyons... Qu'est-ce que vous dites de ce couteau, patron?... Il n'est pas rouillé... La petite tache brune, sur la lame, c'est du sang... Est-ce que cette arme est déjà passée par les services du laboratoire?
— Non...
— Dans ce cas, tout va bien... Mais le plus difficile reste à faire... Je me demande si c'est moi ou si c'est vous qui...
Tout en parlant, Emile a essuyé avec soin le manche du couteau et a entouré celui-ci d'un morceau de flanelle.
— Venez... C'est moi qui opérerai... Mais vous serez là, prêt à lui faire le coup de ce matin... Compris?
La nuit tombe. Le faubourg Montmartre est très éclairé, très animé à cette heure. Juste en face de la cité Bergère, il y a un tabac-bar, et au comptoir le Banquier est accoudé, surveillant de loin l'Agence O.
En voyant les deux hommes sortir de la cité, il est sur le point de payer sa consommation et de les suivre, mais déjà ils ont traversé la rue et sont entrés dans l'étroit débit, où quatre messieurs, dans un coin, jouent à la belote.
— Qu'est-ce que vous prenez, patron?... Pardon, monsieur, vous permettez?...
Emile bouscule un peu le Banquier, comme pour prendre contact. Il commande deux apéritifs.
— Je me demande s'il le reconnaîtra... dit-il à voix haute.
S'il reconnaît le couteau, il est flambé... Dommage, parce que c'est un brave garçon...
Le Banquier écoute, les mains dans les poches de son gros pardessus à martingale.
— Mais j'y pense... Le Banquier, qui est justement ici, pourrait peut-être nous dire...