Et Emile, suave, se tourne vers l'homme aux yeux froids.
— Pardon, monsieur... Pourriez-vous me dire si ce couteau, qui nous est tombé par hasard entre les mains, n'appartient pas à...
C'est la seconde décisive? Tout dépend d'un réflexe, d'un soupçon...
Emile a tendu au Banquier le couteau qu'il tient par la lame. L'homme, les sourcils froncés, en a saisi machinalement le manche pour regarder l’arme de plus près. Quant à Torrence, il a déjà les poings serrés, prêt à frapper au cas où...
— Je regrette... Je n'ai jamais vu ce...
Il n'y a qu'à regarder ses yeux. Un soupçon vient de naître. Il est capable de comprendre. S'il comprend...
D'un petit coup sec, Emile a repris le couteau et Torrence s'intercale lourdement entre les deux hommes. Alors, sans se presser, Emile enveloppe à nouveau le manche dans le morceau de flanelle et glisse le tout dans sa poche.
— Je vous dois, patron?
Le Banquier est blême. Il a compris, parbleu! On vient bel et bien de lui voler en quelque sorte ses empreintes digitales! Heureusement qu'il y a du monde dans le débit. Torrence, massif, protège stratégiquement la sortie d'Emile, qui emporte la précieuse pièce à conviction. Quelques secondes plus tard, les deux hommes sont dans un taxi.
— Et voilà!... soupire Emile.
— J'ai eu chaud...
— Moi, j'en avais plutôt froid dans le dos... Un petit frisson qui montait et descendait... Le reste vous regarde, patron... C'est dommage que je ne puisse pas être là... Car, en somme, personne d'autre que l'assassin n'est censé avoir vu le vrai poignard... Si donc quelqu'un prétend que celui-ci n'est pas l'arme du crime, il avoue par le fait...
Emile sourit aux anges. C'est un des plus jolis tours de sa carrière.
— Je vous dépose au quai des Orfèvres et je garde le taxi... Je donnerai au fur et à mesure de mes nouvelles à Mlle Berthe, qui ne quittera pas le bureau...
Torrence est cramoisi quand il s'engage dans l'escalier de la PJ. Malgré l'assurance d'Emile, il n'est pas tout à fait à son aise et sa conscience le chatouille désagréablement.
— Tiens!... Torrence!... Le chef me disait justement...
C'est Lucas, qui vient de sortir de son bureau, où il a sans doute laissé un inspecteur torturer José à sa place.
— Il ne faut pas m'en vouloir... poursuit Lucas. J'ai été bien obligé de dire au chef que tu... Qu'est-ce que c'est, cela?
— J'apporte le couteau...
— C'est donc vrai?... Tu as fait ça?...
L'honnête, le scrupuleux Lucas en est tout attristé.
— Enfin!... Nous allons donc en être quittes avec cette affaire... Un instant... Je préviens le chef...
Un peu plus tard, ils sont tous les deux dans le bureau du directeur.
— C'est bien, Torrence... Je n'en attendais pas moins de vous... Lorsqu'on a commis une faute, fût-ce une faute grave, il faut toujours avoir le courage de l'avouer...
Pendant ce temps, Torrence se demande s'il a envie d'éclater de rire ou de pleurer, tant la situation est à la fois loufoque et dramatique.
— Voyons cette arme... Hum!... Un couteau banal, déjà vieux, dont il ne sera pas facile de retrouver le vendeur... Selon toutes probabilités, l'assassin l'avait en sa possession depuis longtemps...
Torrence voudrait tant murmurer: « Tu parles! »
Il s'agit en effet d'un couteau qui, deux ans plus tôt, a mené son propriétaire à la guillotine.
— Qu'est-ce que je vous disais... triomphe soudain le directeur. Regardez ici... Oui... Cette petite tache... Du sang coagulé!... Et ce sont des parcelles de ce sang que l'on a retrouvées dans le saxophone... Espérons que, malgré toutes les manipulations que, votre Emile et vous, avez sans doute fait subir à cet objet, nous pourrons encore relever des empreintes digitales...
— Nous avons pris beaucoup de précautions, affirme gravement Torrence.
— Eh bien! Messieurs, si vous voulez me suivre...
Il a hâte de savoir et il passe outre à la voie administrative. Les trois hommes gravissent un escalier étroit et arrivent sous les combles du Palais de Justice. Dans un coin, le mannequin articulé qui sert aux reconstitutions. Un laboratoire très moderne. Des appareils photographiques aux lentilles démesurées.
— Dites-moi, Bigois... Voulez-vous tout de suite nous relever les empreintes sur ce manche de couteau et nous en donner une photographie...
— C'est facile, patron...
— Vous, Torrence, vous avez pensé à apporter les empreintes de votre Emile?
Ce n'est pas Torrence mais Emile qui y a pensé.
— Les voici... Voici les miennes...
Le travail est vite fait. Quelques minutes plus tard, tandis que les trois hommes devisent gravement, le photographe sort de la chambre noire, une épreuve mouillée à la main. Il sèche la feuille à l'alcool.
— Passons à l'Identité judiciaire...
De longs couloirs, des escaliers dérobés. Il est depuis longtemps l'heure de dîner, mais personne n'y songe.
— Voici les empreintes relevées sur le manche d'un couteau... Voici celles de l'ex-inspecteur Torrence, qui a sans doute touché ce couteau, et celles de son employé
Emile, qui l'a certainement touché. Il s'agirait de savoir s'il y a d'autres empreintes et de qui elles sont...
Le spécialiste est un as. Une grosse lentille lui montre les moindres particularités des empreintes.
— Voici celles de M. Torrence... Voici également, surtout sur la lame, celles de l'employé dont vous venez de me parler...
— Il y en a d'autres?...
— Très nettes... Je dirai même d'une netteté inespérée...
— Pardon, intervient Lucas, ce ne seraient pas celles-ci? Et il tend la fiche dactyloscopique qui a été établie le matin avec les cinq doigts de la main de José.
Le spécialiste hoche la tête.
— Aucun rapport...
— Cependant...
— Je vous assure qu'il n'y a aucun rapport... Les empreintes du couteau appartiennent à la catégorie E...
Il se lance dans une explication que personne n'écoute. Lucas a regardé Torrence avec un ahurissement où se mêle une instinctive méfiance. Quant au directeur de la PJ, sourcils froncés, il fait une drôle de figure.
— Dans un instant, je vous dirai...
Quelques calculs. L'employé ouvre des tiroirs remplis de fiches, celles de tous ceux qui ont défilé, comme criminels ou comme suspects. Il y a aussi les fiches des malfaiteurs étrangers. Des centaines de milliers. Et pourtant quelques minutes suffisent. Le spécialiste, modeste dans sa blouse noire, a sorti un carton d'un casier.
— Il me semblait bien que ces empreintes me rappelaient quelque chose... Tenez... Voici votre homme...
Lucas s'est précipité. Torrence, un peu inquiet malgré tout, attend en s'efforçant de faire bonne contenance.
Sur le carton blanc, deux photographies, une de face, l'autre de profil, de ces terribles photos de l'Identité judiciaire, prises sous une lumière crue, ne laissant dans l'ombre aucune tare, aucune irrégularité du visage.
— Mais c'est le Banquier... murmure Lucas.
Tiens, donc! C'était fatal! Ne vient-il pas d'apposer lui-même ses empreintes sur le manche du couteau?
— Il a été condamné? Questionne le grand patron.
— Son dossier va nous le dire... Passez-moi le dossier 31216.
Téléphone. Les dossiers sont là-haut, aux Sommiers, dans une immense salle où s'alignent les armoires de fer contenant tous les secrets du pays en matière criminelle.
Quelques instants suffisent. Un autre employé apporte une chemise sombre. Moins sombre pourtant que l'humeur de Lucas. Il parcourt les papiers.
— « ... arrêté voilà cinq ans comme complice d'un cambriolage avec effraction, mais relâché faute de preuves... Arrêté l'année suivante, à Marseille, lors de l'attentat contre un encaisseur de banque, mais relâché un mois plus tard faute de... »