— C'est pour ça que nous allons là-bas?
— J'ai envie, en tout cas, de déjeuner dans une de ces deux auberges...
— Pour le compte de qui travaillerons-nous?
Le brave Torrence ne peut pas imaginer, en effet, qu'une agence de police privée, même la célèbre Agence O, puisse travailler pour l'amour de l'art. Pourtant, Emile lui répond doucement:
— Peut-être pour le plaisir... Vous savez, Torrence, que j'aime beaucoup le bord des rivières... Moret est un coin enchanteur, à deux pas de la plus séduisante forêt du monde...
Et c'est vrai. Ils ont à peine traversé la forêt de Fontainebleau qu'ils découvrent le charmant village planté au bord du Loing. De chaque côté de la grand-rue, une auberge balance son enseigne dans le clair soleil du matin. A gauche, c'est l'Ecu-d'Or. A droite, le Cheval-Pie.
Les touristes qui ont envie de s'arrêter à Moret, fût-ce pour un simple déjeuner, doivent être bien embarrassés, comme le sont Torrence et son inséparable Emile En effet, ces deux auberges sont exactement du même type, de ce type fort sympathique d'ailleurs, qu'on trouve encore un peu partout dans les villages de l'Ile-de-France.
Des tables pimpantes, sur les trottoirs. Le menu tenu par un maître d'hôtel en bois découpé. Des plantes vertes dans des tonneaux peints en vert.
On devine, dans la pénombre, une salle accueillante, sans prétention, une cuisine vaste où des servantes s'affairent tandis que le patron va et vient avec importance.
— Puisque nous sommes à droite, restons à droite... Va pour le Cheval-Pie...
Les deux policiers privés entrent dans la salle où la lumière est orangée, à cause du vélum tendu au-dessus de la terrasse. En face, le vélum est jaune. C'est la plus grande différence entre les deux auberges rivales.
— Bonjour, patron... Est-ce qu'il y aura moyen, tout à l'heure, de déjeuner chez vous et, éventuellement, d'y coucher?
Le patron, la toque blanche sur le crâne, les regarde avec curiosité.
— Quel nom? demande-t-il.
— Comment, quel nom?
— Je suppose que vous avez téléphoné?...
-- Nullement...
— Mais, messieurs... Voyons!... Vous devez bien savoir que depuis... depuis les événements, toutes nos tables sont retenues, toutes nos chambres et jusqu'au moindre canapé...
— Peut-être aurons-nous plus de chance en face?
— Je puis vous affirmer que non. Pensez, messieurs, qu'il y a d'abord la police, qui ne fait qu'aller et venir... Je ne parle pas des cinq ou six pêcheurs à la ligne que je soupçonne fort d'être des détectives amateurs... Il y a, en outre; les gens qui cherchent un vieillard disparu et qui espèrent toujours qu'un de nos deux Parain... Ceux-là passent des heures à nous poser des questions, surtout à Emma, celle qui a servi notre Parain à nous... En face, c'est Geneviève qui a servi l'autre... Enfin, messieurs, il y a les touristes, tous les touristes qui viennent passer la journée dans la forêt ou sur les bords du Loing et qui se croiraient déshonorés s'ils ne déjeunaient ou dînaient chez nous... Le téléphone ne cesse de fonctionner... Vous verrez tout à l'heure!... Peut-être, à la rigueur, pourrai-je, en m'y prenant d'avance, vous réserver un sandwich et un verre de vin du pays... Tenez!... Le téléphone... J'y vais... Si, en attendant, vous voulez prendre le frais à la terrasse... Emma !... Servez donc quand même une chopine à ces messieurs...
Ne dit-on pas qu'un journaliste anglais, connu pour ses enquêtes sensationnelles, a passé la Manche tout exprès et s'est installé, faute de trouver une chambre dans un des deux hôtels, chez une brave femme du pays?
Quand on est assis là, à la terrasse délicieusement ombragée, au bord de cette route qui a gardé son caractère de route royale, on se demande s'il est vraiment possible qu'un soir...
C'était le 7 juin, un dimanche. A cette époque de l'année, les promeneurs sont particulièrement nombreux dans la forêt de Fontainebleau.
— Nous avions fait deux cents couverts à déjeuner et presque autant à dîner... dira tout à l'heure le patron du Cheval-Pie.
Dans cette bousculade, bien entendu, cyclistes, automobilistes, piétons, familles nombreuses, amoureux, pêcheurs à la ligne mélangés, on ne fait guère attention à un client.
Tout ce qu'on sait, c'est que le petit vieux a dû arriver vers six heures du soir. D'où? Comment? Mystère. C'est Emma, la plus accorte des servantes de la maison, qui l'a fait asseoir dans un coin et qui l'a servi.
— Il était bien poli, bien convenable, a-t-elle déjà répété des centaines de fois. Il portait un complet gris et il avait une petite valise, qu'il a posée à côté de lui. Quand je lui ai apporté le dessert, il m'a demandé si la chambre 9 était libre. J'ai pensé qu'il avait déjà couché au Cheval-Pie et qu'il avait été content de la chambre 9. J'ai interrogé la patronne. Je suis venue annoncer que, par hasard, la chambre 9 était libre, et il a paru satisfait.
Au tour de la patronne de dire ce qu'elle sait. Elle était à la caisse quand le petit vieux est venu lui réclamer la clé de la chambre 9.
— Avec les touristes du dimanche, explique-t-elle, nous ne sommes pas très difficiles pour ce qui est de la fiche de voyageur. Je lui en ai tendu une. Je lui ai dit d'écrire seulement son nom et l'endroit d'où il venait. Il a écrit, d'une écriture bien nette: Raphaël Parain, venant de Carcassonne. Je ne sais pas s'il est monté tout de suite. Il y avait des gens qui faisaient du bruit dans la salle, et mon mari à dû intervenir. Le lundi matin...
Pour le lundi matin, il faut en revenir au récit d'Emma. Ce récit, certes, s'enjolive un peu chaque jour, mais on peut dire que, pour le fond, il n'a jamais varié.
— Il était onze heures. J'avais déjà « fait » quatre chambres. Je pensais que tous les locataires étaient sortis. Je n'ai donc pas frappé à la porte du 9. Je l'ai poussée. Elle n'était pas fermée à clé. Le pauvre vieux monsieur était dans son lit, et j'ai failli sortir. Puis, j'ai remarqué que son bras pendait par terre. Je me suis approchée. J'ai crié. Il avait le visage tout violet, les yeux hors de la tête...
» Le docteur Maurice a été appelé d'urgence. Il n'a pu que constater le décès et il a alerté la gendarmerie, car Raphaël Parain avait été étranglé.
— Voilà, messieurs, tout ce que nous pouvons vous dire. J'ajoute que, contrairement à ce que vous pourriez croire, cette affaire ne nous fait aucun plaisir. Certes, cela nous amène des curieux en nombre considérable, si considérable que nous ne savons plus comment nous vivons. Nous sommes tous fatigués, fatigués surtout de répéter cette histoire du matin au soir... Maintenant, si vous voulez aller voir mon collègue d'en face... Bien que sa maison n'ait pas la réputation de la mienne, il en a par-dessus la tête, lui aussi... Pensez que, les premiers jours, il a fallu jusqu'à trois gendarmes sur la route pour contenir les curieux... Le dimanche qui a suivi, nous n'avions plus une goutte de vin, de bière ou de limonade dans les caves...
Torrence et Emile font l'expérience comme tout le monde. Les voilà assis à la terrasse d'en face. Le patron de l'Ecu-d'Or, une serviette nouée autour du cou, leur sert en souriant une chopine de vin blanc du pays.
— Tenez-vous vraiment, messieurs, à ce que je recommence l'histoire d'un bout à l'autre?... Si vous saviez à quel point cela peut devenir abrutissant!...
Car il s'est passé, le dimanche 7 juin, ceci qui semble un défi à l'imagination. Pendant qu'un vieux monsieur en gris disant s'appeler Raphaël Parain et venir de Carcassonne dînait au Cheval-Pie et demandait la chambre 9, un autre petit vieux en gris s'inscrivait, sous le même nom, à l'Ecu-d'Or, et réclamait, dans cette auberge, la chambre 9.
On ne se souvient pas de ce qu'il y a fait entre son dîner et le moment de se coucher. A l'Ecu-d'Or aussi, ce soir-là, il y avait la foule bruyante des beaux dimanches.