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— J'avoue que je ne comprends pas.

— Moi non plus... Je constate, simplement... Si ces deux hommes s'appelaient vraiment Parain, quelqu'un se serait inquiété d'eux, à moins de croire que tous deux étaient orphelins, sans famille et vivaient absolument seuls, sans amis, sans relations, sans propriétaire, sans percepteur enfin, ce qui est encore plus rare...

— Je n'avais pas pensé au percepteur... avoue Torrence en fronçant les sourcils.

— Un homme peut n'avoir ni parents, ni amis, à moins que sa situation pécuniaire soit plus que précaire, qu'il n'ait ni maison, ni domicile, il a tout au moins un percepteur... Vous pourriez téléphoner à Mlle Berthe... Qu'elle rédige une note et qu'elle l'adresse ce soir à tous les percepteurs de France... Je suis persuadé, d'ailleurs, que cela ne donnera rien...

— Pardon... Vous disiez à l'instant...

— Justement!

— Je comprends de moins en moins...

— Téléphonez, patron... A la ronéo, des milliers de circulaires pourront partir avant ce soir... J'ignore, je l'avoue, combien il y a en France de percepteurs des contributions directes... Pardon... Vous dites, monsieur?

Emile s'est levé. Le grand diable de journaliste qui répond au nom de Norton vient de s'approcher de leur table et de murmurer avec un sans-gêne étourdissant:

— Vous permettez, messieurs?

Il insiste:

— Je demande si vous permettez... M. Torrence, n'est-ce pas?... Enchanté... Norton... Je crois qu'il serait très utile, pour les deux, que nous... comment dites-vous en français?... que nous bavardions... Yes!... Qu'est-ce que vous buvez?...

Evidemment que Norton a pris Emile, à cause de sa tenue, pour un employé sans importance. Aussi, il l'ignore. C'est tout juste s'il ne le bouscule pas en étendant ses longues jambes.

— Je disais, cher monsieur Torrence... C'est une affaire très excitante, vous ne trouvez pas?... Figurez-vous que j'ai connu jadis un M. Raphaël Parain... Yes... C'était dans le Pacifique, à Tahiti... Un très drôle de vieux monsieur... Seulement, il ne ressemblait à aucun des deux cadavres... Mademoiselle Geneviève... encore un peu d'alcool, s'il vous plaît.

Il prononce alcohol... Et il semble en avoir ingurgité plus que son compte.

II

Où Emile le roux fait la connaissance de la jeune femme

triste tandis que Barbet se voit affecter une autre tâche

— Qu'est-ce que vous pensez de notre journaliste? Questionne Torrence quand l'Anglais, après avoir vidé son verre d'un trait, s'éloigne sur une pirouette.

— Je pense qu'il est trop bavard ou trop peu, et qu'il avait évidemment le désir de faire votre connaissance... réplique Emile, qui suce son éternelle cigarette non allumée. Puisque vous téléphonez au bureau, patron, et puisque Barbet n'a pas grand-chose à faire en ce moment, demandez-lui donc de venir. Qu'il n'ait pas l'air de nous connaître. Et, comme il n'est pas connu ici, qu'il s'occupe de cet Anglais...

— Vous croyez que cette histoire de Tahiti...

— Je pense qu'un des deux Raphaël Parain avait une maladie de foie... Je pense aussi... Mais c'est encore trop vague, patron... J'ai besoin d'aller me promener seul au bord de l'eau... L'alcohol, comme dit notre journaliste, fait quelquefois parler plus que de raison...

Les bords du Loing sont idylliques. Emile se met à flâner, les mains dans les poches, puis, comme un gosse, il coupe une baguette, qu'il commence à éplucher consciencieusement.

Deux ou trois fois, il s'arrête pour regarder des pêcheurs à la ligne. A un coude de la rivière, il se heurte presque à une dame d'une quarantaine d'années, vêtue de noir, qui marche lentement dans les hautes herbes en regardant ses pieds.

— Pardon, madame...

— De rien, monsieur, murmure-t-elle en esquissant un sourire triste.

Il la dépasse. Beaucoup plus loin, il se retourne et la voit qui marche toujours aussi lentement. Il y a un sentier à quelques mètres d'elle, mais elle le dédaigne. Emile s'assied derrière un arbuste pour l'observer plus à son aise.

Une femme en deuil, sans doute. Ses vêtements sont d'une sévérité excessive, ses cheveux coiffés sans coquetterie aucune.

Est-ce qu'elle cherche quelque chose? Jadis, quand il était gamin, il est arrivé à Emile de marcher de la sorte dans la campagne. C'était à l'époque où il s'était mis en tête de réunir une collection d'insectes, en particulier de scarabées, et où, des heures durant, il épiait ainsi la moindre feuille, le plus petit brin d'herbe.

Elle parcourt cent mètres environ, jamais plus; elle fait alors demi-tour, sans revenir directement sur ses pas, mais en suivant une ligne parallèle à un mètre de la précédente.

Si elle cherche quelque chose, que peut-elle chercher de la sorte sur la berge du Loing? Plusieurs fois elle se penche, comme pour cueillir une fleurette, mais elle se contente d'écarter les herbes folles de la main et elle reprend ensuite sa promenade monotone.

A sept heures, Emile est de retour à l'Ecu-d'Or. Torrence a eu le temps de prendre contact avec ses collègues de la police officielle et il apporte les derniers renseignements.

— Ces messieurs de la Sûreté, explique-t-il à Emile, ont relevé la liste de tous les voyageurs qui ont couché dans les deux auberges le 7 juin. Parmi eux, il y a quelques habitués, surtout des pêcheurs enragés qui viennent chaque semaine du samedi au lundi matin. De ce côté, rien d'anormal. D'ailleurs, ils ont tous été questionnés...

— Aucun d'eux, les dimanches suivants, n'a rien remarqué de particulier dans la rivière ou sur les berges?

— Je ne le pense pas. On ne m'a rien dit à ce sujet. Je passe à la seconde catégorie de voyageurs, la plus délicate... Comme dans toutes les auberges situées dans un certain périmètre de Paris, il y avait quelques couples... Des couples plus ou moins réguliers qui s'inscrivent le plus souvent sous des noms de fantaisie... On ne les a pas retrouvés tous... Enfin, le passage?... Des touristes venant du Midi ou s'y rendant et couchant en route... J'ai la liste en poche...

— Je serais curieux de savoir s'il y avait un Anglais ou un Australien, murmure Emile.

— Un Anglais et sa fille... Un certain Walden et... Tiens! C'est curieux que vous m'ayez posé la question comme ça... Il a passé presque toute sa vie en Australie, mais il habite présentement à Cagnes-sur-Mer, près de Nice...

— A quelle auberge était-il?

Torrence consulte sa liste.

— Curieux... grogne-t-il. Sans doute à cause de la cohue... Je vois qu'ils sont arrivés tard, passé huit heures du soir... le père a couché à l'Ecu, chambre 10, la fille au Cheval-Pie, chambre... Dites donc, Emile... Vous devez avoir une idée de derrière la tête, vous!... Etrange que le père ait couché à côté de la chambre 9, à l'Ecu, et qu'à l'hôtel d'en face la fille ait eu la chambre 15, qui est au-dessus de la chambre 9...

Candidement, Emile murmure:

— Vous n'allez pas prétendre qu'une jeune fille est entrée chez son voisin pour l'étrangler?...

Comme ils dînent, Emile voit arriver sa promeneuse en deuil du bord de l'eau. Elle s'assoit seule à une table. Elle a son rond de serviette, ce qui indique qu'elle n'est pas de passage, ainsi que sa bouteille de vin entamée.

— Dites-moi, Emma...

— Je vous écoute, monsieur...

— Cette dame?...

— Mme Séquaris, oui...

— Depuis quand est-elle ici?

— Depuis longtemps, monsieur, plus d'un mois... C'est une personne qui a eu des malheurs et qui a besoin de solitude...

— Elle reçoit beaucoup de visites?

— Je ne lui ai jamais vu adresser la parole à personne, sinon à nous, pour commander ce qu'elle désire.