— Norton!...
Il n'avait pas encore aperçu Norton, ce matin-là, alors que le journaliste avait l'habitude d'emplir la rue de sa personne. Emile se renseigna à l'Ecu-d'Or et au Cheval-Pie, où, à pareille heure, le journaliste anglais aurait dû avoir bu déjà un certain nombre de petits verres.
— C'est vrai qu'on ne l'a pas vu ce matin!... remarqua Emma. Pourtant, même quand il a pris la cuite, il est levé de bonne heure, et cela ne le gêne pas pour recommencer.
Emile, pensif, se dirigea vers la petite maison campagnarde où l'Anglais avait loué une chambre. C'était une bicoque sans étage, entourée d'un jardin plein de fleurs. Une brave femme lavait la cuisine, où régnait une fraîche pénombre.
— Dites-moi, madame... M. Norton, s'il vous plaît?...
— Justement... C'était bien ce que j'étais en train de me demander... figurez-vous que je ne l'ai pas vu ce matin... Quand je suis allée pour lui porter son petit déjeuner, .il n'y avait personne dans la chambre et le lit n'était pas défait... Pourtant...
La brave femme se tut, comme si elle regrettait d'en avoir déjà trop dit.
— Cependant?... insistait Emile.
— Rien... Je parlais toute seule...
Emile eut une intuition.
— Je sais ce que vous avez voulu dire... M. Norton n'était pas dans sa chambre ce matin... son lit n'était pas défait et, cependant, vous avez eu l'impression de l'entendre rentrer cette nuit, n'est-ce pas?
— C'est bien ça...
— Quelle heure était-il?
— Très tard... C'était presque le matin...
— Voulez-vous me permettre de jeter un coup d'œil dans sa chambre?... Ne craignez rien... Je ne toucherai à rien... Vous serez là d'ailleurs...
La chambre était au rez-de-chaussée. Elle donnait sur le derrière de la maison et une porte permettait de sortir directement par le jardin.
Dans un coin, une grosse valise de cuir, fermée à clé, comme Emile put le constater. Les objets de toilette étaient encore épars sur une commode. Un complet de tweed pendait au portemanteau.
-- Eh bien! Madame, je vous remercie... J'espère que M. Norton ne tardera pas à revenir... En attendant, je vous conseille de ne laisser pénétrer personne dans cette pièce...
Un quart d'heure plus tard, Torrence arrivait à l'Ecu, où Emile l'attendait.
— Pas grand-chose, expliqua l'ex-inspecteur de la PJ. Notre Barbet et l'Anglais ont ingurgité ensemble, hier au soir, un nombre incalculable de petits verres et de grands. Norton paraissait ivre quand, vers minuit, tous deux sont allés prendre l'air sur la route. C'est alors qu'au moment où Barbet s'y attendait le moins son nouvel ami lui a appliqué froidement un direct du gauche et un crochet du droit en plein visage.
— Barbet n'avait pas essayé, selon son habitude, de lui faire les poches?
— Il jure que non... J'avoue que, par la suite, Barbet a été plus astucieux... Au lieu de riposter, il s'est laissé tomber à la renverse et il est resté un bon moment étendu sur le sol... Cela lui a permis de constater que l'Anglais, se croyant débarrassé de lui, retournait précipitamment à l'Ecu... On venait de fermer les portes de l'auberge, mais Norton s'est glissé dans la maison par les anciennes écuries, et, quelques instants plus tard, il frappait discrètement à la porte de Mme Séquaris... C'est tout... De votre côté, patron?
Emile, maussade, haussa les épaules.
— Il a disparu! Soupira-t-il.
— Norton?... Comment?... Où est-il allé?... Il n'avait pas d'auto... S'il a quitté Moret, il a donc dû prendre le train...
Ce ne fut pas long d'apprendre que l'Anglais, dont la silhouette était devenue familière à tout le village, n'avait pas pris le train. Il ne s'était pas davantage adressé à un garage pour louer une voiture. Il ne disposait pas de bicyclette et on ne signalait la disparition d'aucun vélo.
Les deux hommes achevaient de déjeuner — ils avaient obtenu ce jour-là un déjeuner complet — quand la receveuse des postes appela Torrence à l'appareil.
— C'est la réponse au radiogramme que vous avez adressé à Tahiti... Si vous voulez venir jusqu'ici...
Le chef de la police de Tahiti répondait aux questions de Torrence, furieux de cette correspondance à trente-deux francs le mot:
Raphaël Parain, embarqué le 26 avril à bord paquebot Ville-de-Verdun, a dû arriver Marseille 5 juin. Stop. Agé soixante-quatre ans, taille moyenne, teint frais, cheveux blancs, signes particuliers néant.
Il faisait chaud, ce jour-là. Torrence, pour la première fois, avait l'impression qu'Emile pataugeait.
— Nous voilà bien avancés!... Lequel est-ce des deux?...
D'après les photographies et les rapports de police, ils avaient tous les deux soixante-cinq ans environ, les cheveux blancs et le teint frais... Comment savoir lequel était le vrai?
— Peut-être tous les deux étaient-ils faux? proposa Emile sans sourire.
— Remarquez qu'en arrivant le 5 à Marseille, il avait juste le temps d'être à Moret le 7 juin...
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Une heure durant, il resta assis à la terrasse de l'Ecu à grignoter sa cigarette non allumée. Deux fois il dut changer de place, parce que le soleil le rejoignait, et Torrence sentait sa patience lui échapper.
— Eh bien! voilà, conclut enfin le grand jeune homme roux. Maintenant que nous sommes engagés dans les frais... A quelques centaines de francs près, n'est-ce pas?... Venez avec moi jusqu'au bureau de poste...
Là il demanda, par priorité, la communication téléphonique avec le Daily News, à Londres. L'inspecteur Bichon, qui était là pour prendre son courrier, les regarda avec stupeur et s'éloigna rapidement, sans doute pour apporter cette nouvelle à ses chefs.
Emile parlait l'anglais. Il obtint assez facilement le secrétaire de rédaction du journal londonien à l'appareil.
— Pourriez-vous me dire si, depuis hier, vous avez reçu des nouvelles de votre collaborateur William Norton?
— Norton?... Aucune nouvelle depuis plus d'un mois...
— Un instant... Ne coupez pas, s'il vous plaît... William Norton est bien attaché à votre rédaction, n'est-ce pas?
On hésitait visiblement, à l'autre bout du fil.
— Qui parle, s'il vous plaît?
— Ici, l'Agence O... Norton vient de disparaître... Peut-être a-t-il été victime d'un attentat... nous nous occupons de cette affaire...
— William Norton était attaché à notre rédaction, mais uniquement pour les grands reportages... Voilà plus d'un an qu'il a quitté l'Europe pour un long voyage dans le Pacifique... Nous ne savons pas encore quand il rentrera, mais sa dernière dépêche est datée de Panama...
— Quelle date?
— Attendez... Gardez l'appareil...
Ce fut assez long Emile eut le temps de dévorer un bon quart de sa cigarette, et l'amertume du tabac lui fit faire la grimace.
— Allô!... Sa dépêche est du 16 mai... Il annonce simplement son prochain retour, sans dire par quel bateau il rentrera...
— Je vous remercie... Je vous tiendrai au courant... Pouvez-vous me donner son signalement?...
Ce signalement, encore qu'incomplet, correspondait avec celui du journaliste.
— Une dernière question... Il buvait beaucoup?
— Plus que beaucoup...
C'était bien lui.
— Et voilà... murmure Emile en raccrochant. Si, maintenant, vous voulez téléphoner aux Messageries maritimes, je suis persuadé qu'on vous répondra que le Ville-de Verdun faisait escale à Panama le 15 mai... Autrement dit, Norton et le fameux Raphaël Parain voyageaient à bord du même bateau...
— C'est curieux qu'ici il ait prétendu qu'il arrivait d'Angleterre pour se livrer à cette enquête....
Emile ne se donna pas la peine de répondre. Mais, un peu plus tard, il soupirait: