— Mon Dieu, patron, je pense que je vais encore engager de nouveaux frais...
En réalité, c'était son argent qu'il dépensait de la sorte, puisqu'il était à la fois le propriétaire et l'animateur de l'Agence O. Mais Torrence n'en avait pas moins un droit de regard sur les affaires de la maison, d'autant plus qu'il recevait en fin d'année un sérieux pourcentage sur les bénéfices.
— Les Messageries maritimes, à Paris, n'auront pas le renseignement qu'il me faut... C'est le bureau de Marseille qui doit, à l'heure actuelle, posséder les documents... Demandez-moi donc les Messageries, à Marseille...
Jamais la receveuse des postes de Moret n'avait, en si peu de temps, fourni des communications aussi chères.
— Vous avez Marseille, monsieur...
— Les Messageries?... Donnez-moi le service des paquebots de la ligne d'Océanie... Oui... Merci... Allô!... Vous devez avoir en ce moment, en votre possession, la liste des passagers du Ville-de-Verdun à son dernier voyage... Vous dites?... Oui... Je voudrais m'assurer qu'il y avait à bord certaines personnes dont je vais vous donner les noms... D'abord un nommé Raphaël Parain... Comment?... Mais oui...
Le secrétaire général, au bout du fil, venait de sursauter et de demander s'il s'agissait du Parain dont on parlait tant au sujet de l'affaire de Moret.
Pendant qu'il allait chercher les documents dans un bureau voisin, Emile, l'écouteur à l'oreille, expliquait à Torrence:
— Je me doutais de quelque chose dans ce genre... Le Ville-de-Verdun est reparti presque aussitôt après avoir touché Marseille... Le commissaire du bord et les officiers qui ont connu Parain pendant la traversée, et qui savaient donc qu'il est actuellement en France, sont en mer et n'ont pas lu les journaux... Allô!... Oui... Vous dites?... Cabine 2... Comment?... Répétez, car ceci m'intéresse prodigieusement... Il était malade et il n'a pas quitté sa cabine pendant la traversée?... C'est très important, oui... En effet, comme vous dites, cela explique que les autres passagers n'aient pas entendu prononcer son nom... Un instant... Ce n'est pas tout...
» Maintenant que vous avez la liste sous les yeux, veuillez me dire si vous y relevez le nom de William Norton, sujet britannique... Bien... Je m'y attendais... Où est-il monté?... A Tahiti?... Ne raccrochez pas, je vous en prie... Mais non, mademoiselle, je n'ai pas terminé...
» Allô! Un dernier nom... Irène Séquaris... S, comme Simon... Oui... Vous ne voyez pas ça?...
Le visage d'Emile exprimait une soudaine contrariété.
— Attendez, cher monsieur. Je vous en supplie, gardez l'appareil un moment...
Et, se tournant vers Torrence:
— Vous vous souvenez de son nom de jeune fille, vous? Je crois que vous l'avez noté...
Torrence chercha son calepin.
— Gélis...
— Allô!... Voulez-vous voir s'il y a une darne ou demoiselle Gélis sur votre liste de passagers?...
Il s'épongea, car il était en nage et la cabine était surchauffée.
— Comment?... Oui?... Attendez...
Il avait poussé un véritable cri de triomphe.
— Elle est montée à Tahiti, elle aussi?... Elle est descendue à Panama?... Ecoutez, cher monsieur... Je sais que je vous dérange, mais vous ne pouvez imaginer à quel point les renseignements que vous me donnez sont précieux... Vous est-il possible, d'après les documents que vous avez en main, de me dire si cette demoiselle avait un billet pour Panama ou pour Marseille?...
La réponse vint quelques instants plus tard.
— Marseille...
— Ce n'est pas tout... Vous allez me faire gagner encore un temps précieux... Je suppose que vous avez les horaires de toutes les compagnies de navigation françaises ou étrangères?... Je suis ici dans un village où je ne puis me procurer aucun renseignement... Soyez assez aimable pour vous assurer que, le 5 ou le 6 mai, il y avait, à Panama, un autre paquebot pour l'Europe...
— Je vais vous demander trois ou quatre minutes...
— Une communication qui ne sera pas pour rien!... soupira Torrence. Enfin!... Quand on veut faire de l'art pour l'art...
— Allô!... Vous dites?... Le Stella-Polaris?... Qu'est-ce que c'est exactement?... Un bateau norvégien rapide qui revenait du tour du monde avec des passagers de luxe?... Oui... Et où devait-il escaler en premier lieu, en Europe?... Comment? Le 3 juin, à Liverpool?... Je vous remercie... Oui, cette fois, c'est terminé... Hélas! Je comprends votre curiosité, mais je suis confus de ne pouvoir vous répondre... Avec la meilleure volonté du monde, il m'est impossible, en ce moment... Oui... Merci... Vous serez bien aimable de me confirmer ces renseignements par lettre... Torrence, directeur de l'Agence O, poste restante, à Moret-sur-Loing...
Quand Emile sortit de la cabine, il était rouge comme la crête d'un coq et il éprouva le besoin d'aller respirer sur le seuil une grande bolée d'air avant de venir payer la communication.
Torrence, assez vexé, ne put s'empêcher de grommeler:
— Je suppose que, maintenant, vous allez prendre le premier bateau pour Tahiti?
— Ce ne serait pas si bête que çà... Malheureusement, le procédé a le malheur d'être un peu long... D'autant plus que tout ce qui aurait pu nous intéresser à Tahiti ne doit pas être loin de Moret en ce moment... Je me demande, patron, si je ne commence pas à avoir mal à la tête et si nous ne ferions pas bien d'aller boire un demi à l'ombre... Ils trouvèrent, près de la terrasse, Mme Séquaris, qui remplissait des feuilles de papier d'une écriture serrée.
— Deux demis... commanda Torrence.
— Voyez-vous, patron, il était clair que ces deux hommes, que nul ne pouvait identifier, venaient de loin...
— Pourquoi dites-vous les deux?... D'après ce que nous savons, il n'y avait qu'un seul Raphaël Parain à bord... Donc, ici, sur les deux cadavres, il y avait fatalement un vrai Raphaël Parain et un faux.
— Vous croyez?
Torrence serra les dents et ne répondit pas. Il y avait des moments, surtout quand il prenait ce petit air modeste et innocent, où son collaborateur Emile avait le don de l'exaspérer.
— Nous recevrons demain matin la liste complète des passagers, avec tous les renseignements que la compagnie pourra nous fournir sur chacun d'eux... Ce qui m'ennuyait le plus, c'était que cette dame Séquaris fût arrivée à Moret avant le 7 juin... Je ne pensais pas encore à Tahiti... J'ignorais que la ligne française est une ligne assez lente, assurée par des bateaux mixtes, et qu'il était possible, avec un peu de chance, de trouver à Panama un bateau plus rapide pour achever le voyage... De Liverpool, en prenant l'avion... Tenez!... Il y aurait un moyen bien simple de faire la preuve de ce que nous avons découvert... Si Mme Séquaris est arrivée en avion, il ne doit y avoir dans sa chambre que très peu de bagages, alors qu'elle est ici depuis un mois et qu'elle paraît disposée à rester longtemps... Si, pendant que nous la surveillons, Barbet voulait aller faire un tour dans sa chambre...
Torrence s'éloigna, revint un peu plus tard, fit signe que Barbet était là-haut. La jeune femme écrivait toujours et, de temps en temps, quand elle levait la tête, c'était un regard Indifférent qu'elle laissait peser sur les deux hommes.
Soudain, il y eut un brouhaha. Un homme, dans l'hôtel de l'Ecu, dégringolait l'escalier, traversait la salle, les yeux hors de la tête, appelait avec angoisse:
— Patron... Patron...
Mme Séquaris tressaillit. Elle eut même un mouvement pour se lever.
— Patron!... Vite!... Là-haut... Un cadavre...
Emile ne fit qu'un bond jusqu'à la jeune femme, qui, ramassant ses papiers, se disposait sans doute à partir.
— Un instant, madame...
— Mais, monsieur, vous n'avez pas le droit de...
— Que j'en aie le droit ou que je ne l'aie pas, je vous interdis de bouger... Torrence!... Allez-y...