Torrence regardait le bout de ses souliers avec attention.
— Et voilà, conclut Emile, ce que mon patron me disait il y a moins d'une heure. Quant au choix de la chambre 9...
— Un post-scriptum de la lettre de Hutois, expliqua Mme Séquaris, conseillait à mon oncle de demander, à l'auberge, la chambre 9, celle, disait-il, dont la fenêtre donne sur l'endroit où le trésor est caché... Hutois était vieux, malade, craintif... Il a seulement oublié de préciser l'auberge dont il s'agissait... Il compliquait tout à plaisir, hanté par l'idée de son trésor et d'un vol possible...
Torrence leva les yeux. Ils étaient lourds de sommeil.
Lorsqu'ils furent dehors tous les deux, Emile, qui était aussi alerte que s'il avait dormi toute la nuit, lança dans le frais matin:
— Une jolie histoire, patron!... On pourrait l'intituler la course aux perles... Et voyez combien elle est morale!... Celui qui, le premier, a eu ces perles entre les mains, les a cachées dans une anfractuosité de rocher où il ne les a jamais retrouvées... Des hommes qui ont mis la main dessus, l'un n'a jamais osé en vendre qu'une de temps en temps, pour mener une petite vie médiocre — que son travail aurait pu lui assurer — et l'autre est venu se faire tuer loin de son cher Tahiti... Un aventurier, Norton, qui, lui, avait envie de mener la vie à grandes guides, s'est endormi à jamais au moment où il croyait toucher au but, et enfin cette jeune femme triste...
Emile s'interrompit, rêveur, donna un coup de pied dans un caillou du chemin et reprit:
— L'Etat va sans doute faire vendre ces perles aux enchères à l'Hôtel Drouot... Eh bien! Patron, je ne voudrais pas les acheter... Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire, mais...
Encore quelques pas en silence.
— Ces petits machins-là, qui valent tant d'argent, plus que n'en gagnent d'honnêtes gens dans leur vie, ont souvent une si tragique histoire!... Car enfin, nous ne connaissons l'histoire de ces perles que depuis qu'elles sont tombées par hasard entre les mains d'un certain Raphaël Parain et d'un certain Hutois... Mais avant, patron?... Qu'est-ce qui nous prouve qu'avant...
Les deux auberges, une en face de l'autre, les tables des terrasses, les bonnets blancs des patrons.
— Pour ces messieurs, ce sera?...
La satisfaction, quand même, d'avoir résolu un problème que toutes les polices...
— Un café, patron...
Et puis un lit!... Un bon lit!... D'autant plus qu'il y aura désormais moins de curieux à Moret-sur-Loing et qu'on pourra y dormir tranquille!
Un homme au nez tuméfié, à l'œil bleuâtre, prend son petit déjeuner sous un parasol et Emile soupire:
— Vous savez, patron, qui elle prenait pour un complice de Norton, de quel homme elle avait peur?...
Torrence n'est pas en état de jouer aux devinettes. Il fait, lugubre, le compte de ce que leur coûte en câbles et en téléphone cette enquête qui ne rapportera rien.
— C'est Barbet!... Barbet qui a surgi au dernier moment et qui...
— Si cela ne vous fait rien, grogne Torrence, moi, je vais dormir...
Le vieillard au porte-mine
LE VIELLARD AU PORTE-MINE
I
Où l'on voit des gens converser
d'une façon pour le moins inattendue
à la terrasse d'un café, et où Emile
fait montre d'une singulière obstination
Il était exactement onze heures du matin. Emile pouvait voir, de la terrasse à laquelle il était installé, sur les grands boulevards, l'horloge électrique du carrefour Montmartre. C'était un des premiers beaux jours du printemps. L'air était tiède, le soleil capiteux et les femmes arboraient pour la plupart des couleurs vives.
Pour toutes ces raisons, et en outre parce qu'il n'y avait rien à faire ce jour-là à l'Agence O, Emile venait de quitter, les mains dans les poches, les bureaux peu somptueux de la cité Bergère. Il ne pensait à rien. A vrai dire, il contemplait son verre de porto dans lequel un rayon de soleil allumait de magnifiques feux d'artifice.
Quelqu'un qui l'aurait observé comme il avait l'habitude d'observer les gens aurait pu le voir tressaillir soudain, à la façon, à peu près, d'un dormeur qui va se réveiller. Quelque chose venait de le frapper à travers son engourdissement, mais il ne savait pas encore quoi.
— 22... 22...
Voyons! Ce chiffre n'était écrit nulle part, comment parvenait-il jusqu'à Emile?
— 22, rue Blomet...
Personne n'avait articulé ces mots près de lui, Emile en était sûr. Enfin, brusquement, il eut la révélation de cette anomalie. Ces mots, il ne les lisait pas, il ne les entendait pas à proprement parler, mais il les reconstituait.
Emile s'était d'abord destiné à la marine et il avait longtemps pratiqué le morse. C'était en morse que le message lui parvenait...
Il regarda autour de lui. A peine son regard avait-il parcouru un mètre qu'il se fixait sur une fine chaussure à haut talon. Et c'était ce talon qui, en frappant le sol à coups secs...
Etait-il possible que la propriétaire de la chaussure transmît un message sans le savoir? Il arrive souvent à une femme impatiente de frapper le trottoir du pied. Le hasard pourrait faire que ces chocs répétés donnassent une lettre, deux lettres de l'alphabet. Mais quant à former des chiffres, des mots complets...
Emile leva les yeux et admira une jeune personne dont le visage, en désaccord avec ce mouvement du pied, n'exprimait aucune impatience.
C'était troublant. Les grands boulevards vivaient leur vie de tous les matins. Ce n'était pas encore le moment de l'apéritif, mais, à cause de ce soleil précoce, il y avait assez de monde à la terrasse.
La jeune femme était seule devant sa table. La première idée qui vint à l'esprit d'Emile le fit sourire. Lui-même, jadis, ne s'était-il pas amusé à enseigner l'alphabet morse à une petite amie qu'il avait eue à Toulon?
Sans doute y avait-il à la terrasse quelque officier de marine ou quelque aviateur?
« Ingénieux, se dit-il. Si c'est une femme mariée qui craint de se compromettre, ce système est beaucoup plus sûr que la poste restante. Voyons qui va répondre... »
Contrairement à son attente, il ne vit aucun uniforme, ni même aucune silhouette correspondant à l'idée d'un jeune amant.
« 22, rue Blomet, répétait le talon avec insistance. Au troisième... »
Soudain, un autre message retentit, très court, celui qui est généralement employé pour annoncer: message reçu. Cette fois, on se servait d'une cuiller ou d'un objet dur dont on frappait des coups brefs et longs sur une soucoupe.
C'était derrière Emile. Il se retourna vivement. Trop tard quand même! Il y avait derrière lui une demi-douzaine de consommateurs pour le moins.
Un moment, il se demanda si c'était le petit vieux qui... Non! Cela lui parut invraisemblable. Cet homme-là avait au moins soixante ans et il dégustait un café avec un air si candide, sans regarder du côté de la dame!
— Garçon!... appelait celle-ci.
Emile appela en même temps:
— Garçon!...
Il put payer assez rapidement pour quitter la terrasse alors que l'inconnue était encore .en vue. Elle se dirigeait lentement vers l'Opéra, en s'arrêtant aux étalages.
Emile se demandait s'il n'allait pas faire demi-tour et abandonner cette filature ridicule. Que dirait Torrence s'il le voyait muser derrière une jolie silhouette?...
La femme allait atteindre l'Opéra quand Emile eut la sensation qu'il n'était pas seul derrière elle. Pour la troisième fois, il remarquait certain chapeau melon, certain complet sombre... Aucun doute possible! Un autre homme la suivait, s'arrêtait et repartait en même temps qu'elle.