Pendant ce temps, l'agent de police souriait d'un air entendu en lissant ses moustaches.
II
Où un petit jeune homme, aussi sage que modeste, répond
poliment aux questions des grandes personnes, mais où,
cependant, il ne dit pas toute la vérité
La nature avait-elle prévu ce que le hasard ferait d'Emile, c'est-à-dire un des détectives les plus extraordinaires qui fussent? Si oui, la nature avait été bonne fée, car elle l'avait doté d'un physique admirablement banal. Long et maigre, il n'avait pas d'âge et, passé la trentaine, paraissait encore un petit jeune homme qui faisait ses débuts dans quelque bureau. A part ses cheveux roux et ses taches de son, Emile n'avait aucun signe particulier.
Or Emile avait soin d'accentuer encore ce que son physique avait d'anodin. Il portait des vêtements de confection de teinte neutre et semblait toujours demander pardon aux gens de les déranger.
A trois heures de l'après-midi, au milieu de l'effervescence qui régnait du haut en bas de l'hôtel meublé de la rue Blomet, il paraissait tellement dépassé par les événements qu'on le prenait en pitié. Quelqu'un du Quai des Orfèvres dit même à Torrence, qui passait pour le grand patron de l'Agence O:
— Drôle d'idée de choisir un collaborateur aussi nul! Et Torrence répondit évasivement, en s'efforçant de ne pas sourire:
— Que voulez-vous?... Il m'a été recommandé par un ami et je n'ai pas osé refuser...
Le Parquet était sur les lieux. Le commissaire Lucas ainsi qu'une demi-douzaine d'inspecteurs et les spécialistes de l'Identité judiciaire transformaient l'hôtel en une ruche bourdonnante. Enfin, à mesure que des locataires se présentaient, ils étaient réunis, malgré leurs protestations, dans la salle à manger du rez-de-chaussée, d'où on les empêchait de sortir.
C'était la chambre de M. Saft qui était transformée en GQG, et c'est là que le substitut s'adressa à Emile:
— On me dit, jeune homme, que c'est vous qui avez découvert le corps... On m'apprend aussi que vous êtes un des employés de l'Agence O, avec qui, ma foi, nous n'avons que de bons rapports... Ce que je voudrais savoir, c'est pourquoi vous étiez ici aujourd'hui et si c'est par hasard que vous avez ouvert ce placard...
Emile, comme un bon écolier qui récite sa leçon, murmura:
— Je prenais un verre à une terrasse des boulevards quand j'ai entendu un message en morse...
— Vous dites?... A une terrasse?... Il y avait donc la TSF?
— Non... C'était une jeune femme qui faisait du morse avec son talon... Quelqu'un lui a répondu en frappant sa soucoupe avec une cuiller ou un autre objet métallique... Quand la jeune femme, qui avait transmis simplement « 22, rue Blomet, troisième étage », s'est levée, je l'ai suivie.
Ces messieurs du Parquet se regardaient avec scepticisme, et Lucas éprouva le besoin de tousser en signe de réprobation. Il jeta même un mauvais regard à Torrence, comme pour dire: « Bon! Voilà encore l'Agence O qui se moque de nous... »
Emile, pourtant, continuait, suave:
— Une autre personne l'a suivie, un homme en chapeau melon... Comme nous nous précipitions derrière la dame, dans le métro Opéra, nous nous sommes heurtés, ce qui nous a fait perdre quelques secondes... Ne retrouvant pas mon inconnue, je suis venu ici... Je voulais savoir ce qu'il y avait d'extraordinaire au 22 de la rue Blomet... Je sais que j'aurais dû demander conseil à mon patron et ne pas engager inconsidérément de gros frais, car j'ai dû louer une chambre et j'ai payé d'avance...
— Et vous avez eu l'idée d'ouvrir ce placard? Prononça le substitut peu crédule.
— En désespoir de cause, oui... J'avoue que j'avais visité à peu près toutes les chambres...
— Avec effraction?
— Non, les clés étaient sur les portes...
— Vous ne savez absolument rien d'autre?
Au lieu de répondre directement, Emile, qui préférait ne pas parler de la filature que Barbet avait entreprise, se leva soudain en fixant des yeux le cadavre, qu'on avait étalé sur la table de la chambre.
— Je remarque un détail... dit-il. Mais sans doute ces messieurs (il désignait Lucas et les inspecteurs) l'ont-ils remarqué avant moi... Je vous demande pardon...
— De quel détail parlez-vous?
— Oh! C’est sans importance... Observez ces souliers... Ils sont presque neufs... Les semelles ne sont pas usées du tout... Et, pourtant, les pointes sont comme arrachées... Je me souviens que, quand j'étais très jeune et que je grimpais le long des murs pour aller chiper des pommes chez le voisin...
Ces messieurs daignèrent sourire en le trouvant décidément par trop naïf.
— ... je me souviens, dis-je, que j'avais toujours les pointes des souliers abîmées de la même façon... Ce M. Saft a dû effectuer très récemment une escalade... C'était un mur de brique... Voyez, il y a encore des traces de brique dans les écorchures, ce qui prouve que c'est extrêmement récent... Mais le commissaire Lucas vous dira mieux que moi ce qu'on peut en conclure et...
Un peu plus tard, Emile s'approchait discrètement de Torrence:
— Excusez-moi, patron... Il n'y a qu'un appareil téléphonique dans l'immeuble... Il est placé dans le bureau... Vous ne pouvez pas demander à la patronne, qui ne m'aime pas beaucoup, si un des locataires en a usé depuis hier au soir?
La réponse fut négative. Aucun locataire n'avait téléphoné. On en fit la preuve en appelant le central, qui confirma.
Quant à la chambre occupée par M. Saft depuis deux mois à peu près jour pour jour, son examen minutieux était assez décevant. L'absence de livres prouvait qu'il n'était pas étudiant, alors que, pourtant, c'est sous ce titre qu'il s'était inscrit sur le registre du meublé.
Il avait ajouté: « Né à Varsovie... venant de Varsovie... »
Mais comment se faisait-il qu'on ne retrouvait aucun passeport, aucun papier d'identité? Par contre, sur une des planches de la garde-robe, il y avait, dans un porte-billets, une somme de deux mille et quelques francs.
— Votre locataire, madame, recevait-il beaucoup de courrier?
— Pas ici, monsieur... Je crois qu'il allait le chercher à la poste restante, selon l'habitude de beaucoup d'étudiants...
Or, pour se présenter à la poste, il lui fallait des pièces d'identité!
Dans le cadre de la glace, deux photographies, celle d'une femme à cheveux blancs et celle d'un homme d'une cinquantaine d'années, debout devant une boutique qui paraissait être la boutique d'un tailleur;
— Je vous laisse ici, patron? demanda Emile à Torrence. Une ou deux courses à faire dans le quartier...
Il se glissa dehors, traversa les rangs de curieux, arriva bientôt au bureau de poste, où il montra sa carte au guichet de la poste restante.
— Receviez-vous du courrier ou des mandats au nom d'un certain M. Saft, de Varsovie?
La réponse fut négative. Alors, plutôt que d'essayer tous les bureaux de poste de Paris, Emile préféra suivre son intuition. Puisqu'il s'agissait d'un Polonais, pourquoi ne pas s'adresser à l'ambassade de Pologne?
L'ambassade le renvoya à la chancellerie. Un secrétaire le fit attendre près d'une heure dans une pièce surchauffée, où Emile bouillait d'impatience.
Enfin un personnage en jaquette, qui paraissait sortir d'une revue de mode et n'avoir pas encore eu le temps de se friper, reçut Emile d'une façon glaciale.
— Vous avez prononcé le nom de M. Saft... Puis-je vous demander, par quel concours de circonstances l'Agence O, que vous représentez, a été amenée à s'occuper de ce monsieur?
— M. Saft est mort...
— Je suppose que ce n'est pas une raison pour...
— Pardon... M. Saft a été assassiné hier au soir... Le Parquet est en ce moment dans sa chambre, rue Blomet... On n'a retrouvé aucun papier, aucun document, aucun indice, et mon patron, l'ex-inspecteur Torrence, a pensé que peut-être ici...