» Hier, ou avant-hier, M. Saft se livre à une escalade... Où s'est-il introduit de la sorte?... Que cherchait-il?... A-t-il trouvé, ce qu'il cherchait?... Toujours est-il que peu après il est assassiné... Et qu'il n'y a plus rien, dans sa chambre, qui vaille la peine d'être cité...
» Qu'en pensez-vous, patron?
Et Torrence, qui, en sa qualité d'ex-inspecteur de la PJ, n'aimait pas le travail d'amateur, l'art pour l'art, de soupirer sans espoir d'être écouté par son vrai patron:
— Je pense qu'en définitive ça ne nous regarde pas... Personne ne nous a chargés de cette enquête... Je crois même que l'ambassade vous a prié... Hum!... Et que le substitut, un peu plus tard, s'est montré désireux de nous voir porter notre activité ailleurs...
— C'est bougrement fort... balbutia Emile, comme s'il n'avait pas écouté.
— Qu'est-ce qui est bougrement fort?
— Cette femme qui vient s'asseoir tranquillement à une terrasse des grands boulevards et qui, au milieu des consommateurs, donne à son chef des nouvelles d'un assassinat... Mais j'y pense...
Emile était rayonnant.
— S'ils se servaient encore de ce système alors qu'ils savaient, qu'elle savait en tout cas que Saft était mort...
— Eh bien?
— C'est que d'autres personnes pouvaient les surveiller... C'est que Saft n'était pas seul sur leurs talons... Dans ce cas, je me demande si notre Barbet n'est pas en train de...
Il n'acheva pas sa phrase.
— Allez téléphoner à l'agence, patron... Demandez si on n'a pas de nouvelles de Barbet... C'est bien rare qu'il ne trouve pas le moyen, en tout un après-midi, de passer un coup de fil...
Dix minutes ne s'étaient pas écoulées avant qu'on eût un compte rendu — par l'intermédiaire de Mlle Berthe, qui avait reçu le coup de téléphone — de l'activité de Barbet.
L'homme au chapeau melon, d'abord, reste à table jusqu'à deux heures de l'après-midi... A ce moment, il se dirige à pied, tranquillement, comme quelqu'un qui a bien déjeuné, vers... la rue Blomet.
Comme il va arriver à hauteur du 22, un agent de police, affairé, y entre en coup de vent en compagnie d'une femme.
Selon Barbet, l'homme au melon ne paraît pas extrêmement surpris, mais plutôt inquiet. Pendant une demi-heure, il fait les cent pas dans les environs, en évitant de trop se faire remarquer près de la maison.
Arrivée de la Police judiciaire, puis du Parquet. Un groupe de curieux se forme devant le 22. L'homme s'y mêle prudemment et entend un récit plus ou moins fantaisiste de la découverte du cadavre. On ne cite pas de nom, mais le bruit court que c'est un étudiant polonais qui a été tué.
L'homme, alors, toujours à pied, se dirige vers un petit hôtel confortable du boulevard Montparnasse. C'est un hôtel situé près de la gare, où règne un va-et-vient permanent.
— Voici votre clé, monsieur Vladimir...
— Mon ami Sacha est en haut?
— Je ne sais pas... Sa clé n'est pas au tableau...
Barbet préfère ne pas poser de questions, mais un peu plus tard il s'est glissé au second étage, où l'homme au melon est entré dans une chambre. C'est la chambre 13.
Dix minutes paissent et un homme sort de la chambre 15, la chambre voisine. Barbet a juste le temps de se coller dans une encoignure.
L'homme qui descend l'escalier est blond, vêtu de gris clair, chapeauté de clair, et il porte un élégant pardessus de demi-saison sur le bras.
Heureusement que Barbet le voit de dos et même, en descendant l'escalier derrière lui, de haut en bas. De face, en effet, il s'y tromperait peut-être. Tout à l'heure, il a remarqué une cicatrice à la nuque de l'homme au melon, sans doute la trace d'un furoncle. Or la même cicatrice, exactement...
— Tiens! s'écrie la caissière. Votre ami Vladimir vient justement de monter...
— Je l'ai vu... Merci...
L'homme s'est ainsi transformé en un élégant touriste qui ne flâne plus dans les rues. Il saute dans un taxi. Barbet a la chance d'en attraper un autre.
Les deux taxis s'arrêtent en face du Bristol, un palace du boulevard Malesherbes.
Le portier reconnaît le voyageur et le salue.
— Bonjour, monsieur Gorskine...
La porte a tourné. Barbet, qui a entendu le nom, est resté dehors. Il s'éloigne, tire une enveloppe de sa poche.
— Pour M. Gorskine, s'il vous plaît...
— Je vais lui faire monter ce message par le chasseur... Il vient justement de rentrer...
— C'est que c'est à remettre en main propre...
— Le 543, au cinquième étage...
Barbet se promène quelques instants dans les couloirs du palace et repasse devant le portier, qui ne se méfie pas de ce commissionnaire.
Son coup de téléphone se termine par ces mots:
— Je suis en face, au Vieux-Beaujolais... Il vaudrait peut-être mieux que quelqu'un vienne jeter un coup d'œil?
Emile a écouté calmement.
— Et voilà, patron... Vous, vous allez faire un tour dans ce petit hôtel de la gare Montparnasse...
Torrence grogne. Donc il marchera!
— Et vous?
C'est assez comique d'entendre Emile le Rouquin murmurer avec sa délicieuse humilité:
— Moi, je vais me mettre en homme du monde...
Et c'est vrai. Quand il sort de l'appartement qu'il occupe avec sa mère boulevard Raspail, il est aussi élégant que n'importe lequel de ces jeunes gens gominés qui passent leur vie accoudés dans les grands bars de Paris.
III
Où il est évident qu'un hall de palace est favorable
aux rencontres, et où Emile se félicite de s'être transformé
en gentleman
Emile, en faisant arrêter son taxi en face du Bristol, a pu apercevoir la bonne tête de Barbet, aux poils hirsutes, derrière les vitres du Vieux-Beaujolais. Avant que le voiturier de l'hôtel se précipite, il souffle au chauffeur:
— Vous irez en face et vous direz à ce bonhomme au visage couvert de poils qu'Emile lui recommande de rester là...
L'homme du taxi est bien un peu étonné, mais il en a vu d'autres.
— Bien, patron...
Quant à Emile, il paraît aussi à son aise au Bristol que dans les bureaux peu élégants de l'Agence O. Il est arrivé sans bagages, intentionnellement. Il va recommencer le coup du matin, mais les concierges de palaces sont moins méfiants que les tenancières de maisons meublées.
— Dites-moi... Je vais probablement descendre chez vous pour quelque temps... Auparavant je dois savoir si mes amis sont arrivés... Voulez-vous me passer la liste des voyageurs?...
C'est l'heure du coup de feu, celle qui précède de peu le dîner. Le concierge ne suffit pas à renseigner ceux qui l'interrogent dans toutes les langues imaginables et il est bien content de se débarrasser d'Emile en lui passant le carton sur lequel des noms s'inscrivent en regard des numéros d'appartements.
« 543... Serge Gorskine... Venant de Varsovie... »
— Dites-moi, concierge... Il y a longtemps que M. Gorskine est arrivé?
— Depuis trois jours, monsieur... Vous voulez que je vous le passe au téléphone?... Il est justement dans son appartement...
— Vous êtes sûr?
— Absolument!... Même que tout à l'heure un commissionnaire a apporté un message pour lui... Et, il y a quelques minutes, M. Gorskine m'a téléphoné pour faire monter les dernières éditions des journaux du soir...
— Sa femme est avec lui?
— Je ne savais, pas que ce monsieur était marié... Non... Il est seul ici...
Le concierge répond en anglais à un Anglais, en allemand à un Allemand. Emile reste là, hésitant, et soudain il décide: