— Voulez-vous enfermer immédiatement cette mallette dans le coffre et ne la remettre à personne, sous aucun prétexte...
Seul le concierge s'est aperçu de quelque chose. Mais un client l'arrête par la manche et lui pose des questions en espagnol...
Le secrétaire du directeur a saisi machinalement la mallette et s'est approché du coffre.
— Quel est le numéro de votre appartement?...
Il est fort étonné, quand il se retourne, de ne plus apercevoir son client par trop pressé.
— Pardon, monsieur Gorskine...
Celui-ci est debout sur le seuil du bureau, le regard sombre.
— Vous avez donc laissé partir cette dame et cette demoiselle?
Alors Gorskine questionne sans beaucoup d'aménité:
— C'est vous, le détective?
Et Emile réplique par:
— C'est vous, le collègue de M. Saft?
Gorskine reprend, lugubre:
— J'aurais dû vous parler dès ce matin...
— Vous tenez à ce que cette dame et cette jeune fille prennent la fuite?
— Je pense que cela vaut mieux...
— Vous savez où elles vont?
— L'une d'elles, en tout cas, a un billet pour Amsterdam...
Bien renseigné, le Gorskine! Aussi bien renseigné qu'Emile lui-même!
— Il serait facile, dans ces conditions, si elle n'a pas changé d'avis... Voulez-vous entrer un instant avec moi au bureau?
Gorskine obéit à contrecœur et louche vers le coffre-fort. Le secrétaire du Bristol, heureux de retrouver son étrange client à la mallette, lui remet une petite clé.
— Si vous voulez signer un reçu... Vous ne m'avez toujours pas dit votre nom et le numéro de votre appartement... Tout va bien. Emile a la clé en poche. Il décroche le téléphone.
- Allô!... Le commissaire spécial de la Gare du Nord, s'il vous plaît...
Il se tourne vers son collègue polonais:
— Voulez-vous m'appeler le concierge?... Celui-ci arrive.
— Le numéro du billet de cette dame?
— Voiture 3, compartiment 5...
- Allô!... Le commissaire spécial?... Ici l'Agence O...
Oui... La police officielle vous confirmera tout à l'heure ma communication... Voulez-vous arrêter la personne qui prendra l'Etoile-du-Nord avec un billet portant la mention: Voiture 3, compartiment 5... Oui... C'est probablement une dame... Allô! Ne coupez pas... Ce n'est pas tout... Il est probable que, dans le même train... Comment?... Il part dans huit minutes?... Faites vite... Voyez s'il y a un vieux monsieur qui a l'air d'un bon petit rentier et qui, presque certainement, possède un passeport étranger... Je me demande s'il sera seul... S'il ne l'est pas, empêchez-le de partir, ainsi que son compagnon... S'il est seul, arrêtez-le quand même... Oui... Téléphonez aussitôt après à l'Hôtel Bristol... Vous demanderez M. Emile, commissaire!...
Serge Gorskine s'est assis sur une chaise, dans un coin du bureau.
— Il valait mieux ne pas les arrêter... soupire-t-il en s'épongeant le front.
Puis, de plus en plus lugubre, il questionne en lançant à Emile un regard admiratif:
— Comment avez-vous su qu'il y avait une prime de cent mille zlotys?...
IV
Où Emile, qui a gagné une petite fortune sans le savoir,
a bien failli mettre deux gouvernements dans l'embarras
C'est le substitut qui a été le plus dur à la détente.
— Sachez, jeune homme, a-t-il martelé au téléphone, que la magistrature n'est pas à la disposition d'un petit employé de l'Agence O... Si vous avez des révélations à faire, présentez-vous au Parquet, et j'accepterai peut-être de vous recevoir...
— Je pense, monsieur, que si vous téléphoniez à l'ambassade de Pologne, celle-ci vous dirait qu'il est peut-être préférable de...
Il tient à son idée. Il ne veut plus lâcher la mallette, même avec la clé du coffre-fort dans sa poche.
Ces messieurs, d'ailleurs, ne tardent pas à changer d'avis, puisque moins d'une demi-heure plus tard le substitut se présente au Bristol en compagnie du juge d'instruction et des deux personnages qui ont reçu Emile, l'après-midi, à l'ambassade.
On les introduit dans le bureau du directeur. Emile prie le secrétaire de sortir.
Bien qu'il n'ait plus sa tenue de petit employé, comme dit le substitut, Emile, par une coquetterie qui lui est habituelle, reprend sa voix douce et humble.
— Je m'excuse, messieurs, de vous avoir dérangés. La mallette en question se trouvant dans ce coffre, j'ai cru qu'il était imprudent de la laisser sans surveillance ou de la transporter avant de l'avoir remise entre des mains sûres... En outre, c'est ici que nous allons savoir si certaines personnes qui sont mêlées à cette affaire ont pu être retrouvées et si...
L'un des Polonais s'adresse dans sa langue à Gorskine, qu'il paraît fort bien connaître. Celui-ci répond sans enthousiasme et désigne Emile, un peu comme s'il avouait: « Je ne sais pas... C'est lui qui a tout fait... »
Le commissaire spécial de la Gare du Nord a téléphoné déjà. Aucune jeune femme ne s'est présentée pour prendre l'Etoile-du-Nord avec le billet dont on lui a parlé.
Parbleu! Elle se doutait du piège qu'on lui tendait.
Par contre, un homme d'un certain âge, répondant au signalement d'Emile, accompagné d'une femme soi-disant malade — mais qui avait de bien grands pieds — s'est enfui à contre-voie, avec la femme malade d'ailleurs, dès que la police a commencé l'inspection du train.
Pour le moment on les recherche dans la gare et aux alentours de celle-ci.
— C'est le vieil Isaac, explique un des Polonais de l'ambassade au substitut ahuri. Il serait souhaitable, pour notre pays, qu'on ne le retrouve pas, du moins pas tout de suite...
Toutes les polices internationales connaissent au moins de nom le vieil Isaac, qui, d'ailleurs, n'a jamais été arrêté, et qui est à la tête d'une bande presque aussi insaisissable que lui.
Le vieil Isaac, on le sait, ne tente jamais des coups ordinaires. Comme on dit couramment, c'est un cerveau, et, quand il a travaillé dans un pays, celui-ci sait ce que ça coûte.
— Monsieur le substitut, commence le principal personnage de l'ambassade en choisissant ses mots, je vous dois des excuses pour ne pas avoir fait appel à la police française et pour avoir, dans cette affaire, laissé travailler notre police à votre insu... Mais vous comprendrez pourquoi dans un instant... Je ne sais pas encore comment ce M. Emile...
Emile a glissé entre ses lèvres une cigarette, qu'il se garde bien d'allumer.
— Avant tout, poursuivit le Polonais, je vous demande la permission de m'assurer que ce que nous cherchons se trouve bien dans cette mallette... Si M. Emile veut nous donner la clé du coffre...
Quelques instants plus tard, la mallette, qui est fort lourde, est posée sur la table du directeur du Bristol. Faute de la clé, on fait chercher des pinces pour forcer la serrure.
Il ne s'agit évidemment pas d'un nécessaire de toilette et encore moins de lingerie féminine Ce que l'on découvre, sous un matelas de vieux journaux, ce sont des plaques de cuivre finement gravées.
Le substitut ne s'y trompe pas.
— Le vieil Isaac s'était mis à la fausse monnaie? s'écrie-t-il.
— Non, monsieur le substitut... Et c'est justement ce qu'il y a d'exceptionnellement grave dans cette affaire... Le vieil Isaac, qui s'est assuré la complicité d'un fonctionnaire polonais, est parvenu, on ne sait encore comment, à s'emparer des vraies matrices qui servent à tirer les billets de cent zlotys... Il y a un peu plus de deux mois de cela et vous pouvez constater que le secret a été bien gardé... En effet, si cette nouvelle s'était répandue, cela déclenchait une terrible panique dans le public et cela provoquait presque inévitablement une crise monétaire dans notre pays...