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D'habitude, on peut dire que c'était du travail d'équipe, et, si cette équipe de la cité Bergère était assez restreinte, elle n'en fonctionnait pas moins avec une admirable cohésion.

D'une part Torrence, l'ex-inspecteur de la Police judiciaire, ancien bras droit du commissaire Maigret, qui passait pour le grand patron de l'agence. Derrière lui, faisant tantôt figure de photographe, tantôt d'employé subalterne, le maigre Emile aux cheveux roux, qui était en réalité l'animateur de la maison.

Barbet, enfin, voleur à la tire repenti, qui formait en quelque sorte l'aile marchante, s'occupait des filatures et n'hésitait pas à inspecter les poches de ses clients.

Quant à Mlle Berthe, la secrétaire, à demeure dans les bureaux de la rue Bergère, son rôle était assez effacé puisqu'il consistait à assurer la liaison quand les trois hommes se trouvaient tous à la fois en campagne.

Or on était en août. Torrence avait été chargé par un riche Américain de suivre à Deauville sa femme qui, par trop joueuse, par trop gourmande aussi d'hommes jeunes et beaux, avait une singulière tendance à revendre ses bijoux et à déclarer ensuite qu'on les lui avait volés.

Lorsque la lettre arriva du Lavandou, réclamant de toute urgence l'intervention de l'Agence O dans une affaire nouvelle, Emile était seul avec Barbet, car Mlle Berthe venait de partir en vacances.

— Dites donc, Barbet, questionna Emile, vous qui savez tout... Est-ce que Mlle Berthe n'est pas justement dans le Midi?

— Elle est à Cassis, patron... Hôtel des Roches-Rouges...

— Il y a des roches rouges à Cassis?

— Non, mais il y a un hôtel qui s'appelle ainsi...

— Eh bien! Mon vieux Barbet, vous allez téléphoner à Mlle Berthe... Vous lui demanderez de s'installer au Lavandou... J'y serai par le prochain train... Qu'elle essaie donc, d'ici mon arrivée, de recueillir le plus de renseignements possible sur l'histoire de la dame au maillot vert...

Voilà comment, par exception, Emile, dans cette affaire, ne travailla ni avec Torrence, ni avec Barbet, mais avec une jeune fille potelée qui n'avait apporté avec elle dans le Midi que de clairs vêtements de plage.

Lorsque le train s'arrêta dans la petite gare où l'air était tout bruissant du chant des cigales, sous un soleil africain, elle était là, déjà brunie, et son air grave — ne venait-elle pas d'être promue détective? — contrastait savoureusement avec sa chemisette de linon pâle et ses shorts révélateurs.

Emile, de son côté, avait sorti son complet le plus estival, un panama inattendu, et ses lunettes fumées, largement cerclées d'écaille, lui donnaient vaguement l'air de Harold Lloyd.

— J'ai pu vous obtenir une chambre, patron, mais cela n'a pas été facile, je vous jure... C'est plein à craquer et c'est tout juste s'il reste assez de place dans la mer pour se baigner...

Devant la gare, une énorme voiture stationnait, au capot luisant, aux sièges de cuir rouge; au volant, un chauffeur en livrée blanche à parements rouges aussi. Emile admira machinalement cet engin de grand luxe et Mlle Berthe lui dit le plus simplement du monde:

— Montez... C'est l'auto qui vous attend...

Il n'y avait que trois cents mètres à parcourir et cependant M. Moss, le banquier hollandais, avait tenu à envoyer son automobile au-devant du célèbre détective.

Quelques instants plus tard, Emile pénétrait dans la villa que M. Moss avait louée pour l'été. Le banquier, dans un rocking-chair, à l'ombre d'un pin maritime, fumait un magnifique cigare qui devait venir directement de La Havane à son intention. Il fronça les sourcils, examina le Jeune homme des pieds à la tête, questionna sans se donner la peine de saluer:

— C'est vous, l'Agence 0?

— C'est-à-dire, monsieur Moss, que je suis un des collaborateurs de l'agence. Mon grand patron, M. Torrence, est en ce moment à Deauville...

— Je pense qu'il aurait pu se déranger en personne?

— Il est retenu par Oswald Davidson...

Le nom du milliardaire américain imposa respect à M. Moss, qui, dans l'échelle des valeurs internationales, venait loin après son confrère en finances des Etats-Unis. Mais il n'était pas rassuré pour autant.

— C'est bien ma chance!... Enfin!... Asseyez-vous... Cette demoiselle aussi... Cornélius !

Un valet de chambre se précipita.

— Servez-nous des rafraîchissements et assurez-vous que ce très désagréable inspecteur de police n'est pas encore à rôder par ici...

Emile, qui n'était au courant de rien, gardait son air de bon petit jeune homme en visite.

-- Très bien, Cornélius... Vous pouvez vous retirer... Veillez à ce que l'inspecteur ne vienne pas nous déranger...

Il avait une cinquantaine d'années. Il était petit, rouge, rond et chauve, vêtu d'un complet de toile blanche.

— La police vous mettra sans doute au courant de tous les détails, car je suppose que, dans ces sortes d'affaires, vous prenez contact avec elle?... Cependant, il y a quelques points que je tiens à spécifier... Tout d'abord, il est entendu que vous êtes ici à mon service, et uniquement à mon service, et que c'est à moi que vous rendez des comptes... Je vous ouvre un crédit illimité... Ne regardez pas à l'argent... Ne le gaspillez pas non plus, car c'est inutile...

Le regard d'Emile croisa celui de Mlle Berthe, qui buvait une orangeade avec une paille.

— Vous connaissez la Banque Moss et frères. Je suis Moss, le principal. Pas les frères... Carl Moss, l'aîné, si vous préférez, de Rotterdam... Je ne suis pas marié... Je n'ai pas d'enfants... Prenez des notes, je vous prie...

— J'ai une excellente mémoire! affirma Emile.

— Prenez des notes!... Mes employés prennent toujours note de ce que je leur dis... Ensuite, je signerai ces notes... Vous comprenez?... Comme cela, vous ne pouvez pas prétendre que j'ai oublié de vous mettre au courant de ceci ou de cela... Ecrivez!... Carl Moss l'aîné... Rotterdam... Pas marié... Pas d'enfants... Arrivé au Lavandou pour passer deux mois de vacances, mais loué la villa pour l'été... Villa inconfortable... Ai été obligé faire réparer toutes les moustiquaires... Et de faire venir des matelas de Hollande... Vous y êtes?

» Mme Eva est mon amie... Son nom de famille? Grétillat... Une Française, oui... Elle est mon amie depuis trois ans... Elle ne met jamais les pieds à Rotterdam... Un Moss aîné ne doit pas afficher de liaison... Je l'avais installée à Bruxelles, dans un petit hôtel particulier...

» Peut-être mademoiselle aurait-elle pu prendre en sténo?

— Je vous suis très bien... dit Emile.

— Si vous voulez... drôle de méthode!... Confidentiel, n'est-ce pas?... Chaque mois, en allant à la Bourse de Bruxelles, j'allais voir Eva... Trente-deux ans... Femme du monde... Une personne tout à fait bien... Elle a été mariée, jadis... Je pense qu'elle était divorcée...

» Même ici, nous prenions des précautions pour ne pas nous afficher... Je lui avais retenu le meilleur appartement à l'Hôtel des Calanques... Vous visiterez... La police a déjà visité... Ce très désagréable inspecteur...

» Eva venait me voir de temps en temps... Bien... Vous avez pris note?...

Emile retenait surtout une violente envie de rire devant ce bonhomme ineffable qui suçait toujours son cigare, dont il évitait de laisser tomber la cendre. Celle-ci avait déjà deux centimètres au moins et il la surveillait avec soin, évitant tout mouvement brusque.

— Mardi... Donc avant-hier... Pardon... Notez d'abord... J'ai fait venir ici un canot automobile rapide... C'est Cornélius qui le conduit... Mon valet de chambre Cornélius a été marin... Bon... Eva, qui adorait les bains de soleil...

Le pudique Hollandais rougit.

— Eva avait un canoë, avec lequel elle se promenait seule dans les calanques... Je crois que, quand elle était seule, elle retirait son maillot pour qu'il n'y ait pas sur son corps cette tache blanche... Vous comprenez?...