Il souffrait visiblement de faire allusion à ces détails indécents.
— Donc mardi... C'était avant-hier... A onze heures du matin ! J'étais dans mon canot automobile avec Cornélius et nous avions fait une promenade jusqu'à l'île de Port-Cros... Très beau temps... Une mer tout à fait plate. En revenant, nous longions les rochers des calanques... Nous marchions au ralenti... Dans la calanque qu'ils appellent ici calanque de l'Oustaou...
— C'est tout près du port du Lavandou, explique Mlle Berthe. J'y suis allée ce matin.
— Donc... Il y avait deux ou trois barques de pêcheurs...
— Deux! Rectifia Mlle Berthe. Celle de Joseph et celle de M. Larignan...
— Bien... Je ne regardais pas les pêcheurs... Je ne comprends pas comment ils peuvent passer toute la journée en plein soleil en tenant à la main une petite ficelle qui pend dans l’eau… le canoë était dans la calanque... Mais il n'y avait personne dedans... Eva était dans l'eau...
Mlle Berthe crut devoir expliquer:
— Je me suis déjà renseignée, patron... Cette personne, qui n'aimait pas la foule et qu'on ne voyait jamais sur la plage — il est vrai qu'à cette saison c'est vraiment la foire! — cette dame, dis-je, avait l'habitude, comme M. Moss vient de vous le dire, de passer de longues heures en canoë... Le détail était connu, car, une fois loin du rivage, elle retirait son maillot et plusieurs personnes, qui connaissaient ce détail, allaient volontiers tourner autour d'elle avec leur canot... De même se baignait-elle toujours au beau milieu d'une calanque, ce qu'on appelle faire une pleine eau...
Moss fronçait les sourcils, surpris qu'on osât l'interrompre, surtout une simple dactylo.
— Pourquoi pleine eau? Que voulez-vous dire?
— Peu importe... M. Emile a compris...
— Elle était dans l'eau, en effet, et elle nageait... Mais, contrairement à ce que vous insinuez, mademoiselle, elle n'était pas toute nue... Elle avait son maillot vert... Nous avons décrit deux ou trois cercles autour d'elle... Le moteur a eu des ratés et Cornélius l'a arrêté pour nettoyer une bougie...
— Vous avez parlé à Mme Eva? Questionna Emile, qui ne savait que faire de son crayon, car il n'avait jamais pris de notes de sa vie.
— Je crois que je lui ai crié:
» — Ne restez pas trop longtemps dans l'eau...
— Elle était près de votre canot?
— A quelques mètres...
— Il y avait d'autres embarcations dans les parages?
— Deux, puisque Mademoiselle dit qu'ils n'étaient que deux... Moi, je ne les ai pas comptés... Nous sommes revenus au port, Cornélius et moi... Nous sommes rentrés tout de suite à la maison et j'ai pris un bain...
— Sur la plage?
— Non, dans la baignoire... Il n'est pas convenable qu'un Moss aîné se montre presque nu à ces gens qui...
Et il désignait de loin le grouillement multicolore de la plage du Lavandou.
— Ensuite? Questionna Emile.
— Il était un peu plus de midi et j'allais me mettre à table quand le garde champêtre est venu me trouver...
— Si cela ne vous fait rien, intervient à nouveau Mlle Berthe, je vais expliquer à mon patron ce qui s'est passé. Je pense que nous gagnerons du temps.
Et, tournée vers Emile:
— Je vous raconte la chose en quelques mots... Dans la calanque de l'Oustaou, à onze heures, trois bateaux...
» D'abord celui de Joseph, un pêcheur d'ici, assez mauvais sujet... Joseph a la spécialité, en dépit des lois, de pêcher à la dynamite... Debout à l'arrière de son bateau, qui marche au ralenti, et qu'il dirige en tenant la barre entre les jambes, il guette les bancs de poissons... Dès qu'il en voit un, il allume à sa cigarette une cartouche de dynamite et la jette à l'eau... Quelques instants plus tard, il n'a plus qu'à venir ramasser les poissons qui flottent le ventre en l'air...
» Donc, d'abord, le bateau de Joseph... Je vous signale que Mme Eva a plusieurs fois accompagné Joseph dans ses promenades en mer...
Un coup d'œil apprit à Emile qu'il y avait autre chose, mais qu'il valait mieux ne pas en parler devant le banquier.
— Second bateau... continua-t-elle, avec une précision qui commençait à forcer l'admiration de Moss. Celui d'un homme qui, lui aussi, vit ici toute l'année... Un rentier, M. Larignan... Une cinquantaine d'années... Il a dû habiter les colonies, car il est toujours vêtu de blanc, coiffé d'un casque colonial... C'est un des personnages populaires du Lavandou, où il a même été question de le nommer maire... Il possède une charmante maison près du port. Il y vit seul avec une petite bonne de dix-huit ans... Le bruit court que lui et cette bonne... Bref, M. Larignan passe le plus clair de son temps à bord de son bateau, le Potam, un bateau de six mètres, à pêcher au boulantin...
— Qu'est-ce que cela peut faire? S’étonna Moss.
— C'est très important, car, pour pêcher au boulantin, on met le bateau à l'ancre, dans des fonds de sept à dix mètres. On reste immobile pendant des heures en tenant, comme vous l'avez dit tout à l'heure, une petite ficelle, c'est-à-dire une ligne de fond... M. Larignan pêchait au boulantin à cent mètres au plus de l'endroit où Mme Eva se baignait... Joseph pêchait à la dynamite non loin de là, et plusieurs fois il s'est approché de la nageuse... Enfin, le canot automobile de M. Moss s'en est approché aussi et s'est arrêté pour décrasser une bougie...
» Or, à certain moment, Joseph prétend qu'il n'a plus aperçu le bonnet de bain blanc de la baigneuse... Il s'est étonné... Le canot était vide... Il a décrit des cercles de plus en plus petits, et il aperçut le corps entre deux eaux... Il est parvenu à le retirer... Il l'a ramené, inerte, au Lavandou...
» Mme Eva venait d'être assassinée, en plein jour, en plein soleil, à la vue de trois témoins...
— Pardon, fit timidement Emile. Pourquoi dites-vous assassinée?
— C'est le médecin légiste qui l'affirme. Si la mort proprement dite est due à l'asphyxie par immersion, la morte portait à la tête la trace d'un coup violent... Il ne peut être question d'un choc contre les rochers du fond, d'abord parce qu'en cet endroit le fond est de sable fin... Ensuite, parce que l'eau est profonde de plus de dix mètres... Mme Eva a reçu un coup sur la tête, un coup donné par un objet lourd... Il ne s'agit pas non plus d'une hélice qui aurait pu l'atteindre accidentellement, car une hélice en marche aurait fait une blessure toute différente...
» L'enquête prouve, pour résumer, que tandis que cette dame nageait, quelqu'un s'est approché d'elle, en bateau, fatalement, et lui a porté à la tête un coup violent à l'aide d'un objet contondant...
» Assommée, elle a disparu sous l'eau et est morte d'asphyxie...
— C'est bien cela, monsieur Moss? Questionna Emile.
— C'est bien ce que l'on m'a dit... Mais, ce dont Mademoiselle ne parle pas, c'est de l'attitude de l'inspecteur... Coup d'œil interrogateur d'Emile à sa collaboratrice.
— L'inspecteur Machère, de Toulon... fait celle-ci en souriant. Certes, il n'est pas très avenant... Il n'est pas beau... C'est une ironie de l'avoir appelé Machère... Bref, c'est lui qui est chargé de l'enquête... Il est arrivé le soir du crime... J'avoue que c'est un Méridional cent pour cent et qu'il n'aime pas beaucoup ce qu'il appelle les estrangers... C'est pour cela, sans doute, qu'il a pris M. Moss en grippe et que c'est sur celui-ci qu'il semble faire peser ses soupçons...
— M. Larignan n'a rien vu?
— Il prétend que non... Il est vrai qu'il porte des lunettes presque noires, à cause de la réverbération, et que, quand il est à la pêche, il ne s'occupe guère de ce qui se passe autour de lui... C'est l'as du boulantin... Ce matin-là, par exemple, il a rapporté plus de quatre kilos de bouillabaisse...