Pour faire ce tour, ils durent tourner le dos au bateau de M. Larignan. Quand ils le virent à nouveau, Emile levait les deux bras au ciel, ce qui était le signal convenu pour le cas où l'un ou l'autre des policiers découvrirait quelque chose.
Ce fut une stupeur générale. Personne n'avait rien vu. Il ne s'était rien passé. Pour un peu, les touristes qui avaient payé cher leur place à bord d'une embarcation de pêche auraient réclamé leur argent.
— Qu'est-ce qu'il lui prend, à ce comique? Qu'est-ce qu'il peut avoir découvert?...
Le commissaire n'était pas le moins surpris. Vaguement inquiet, en outre, car il se rendait compte qu'il n'avait peut-être pas rempli son rôle avec tout le zèle souhaitable, passionné qu'il était pour la pêche à la dynamite. Il pensait même avec regret aux belles daurades qui flottaient le ventre en l'air et à la surprise de sa femme s'il avait pu... Enfin! Le devoir avant tout!
Quant à l'inspecteur Machère, il ordonnait sèchement à Cornélius:
— Au port!... Fini de rire... Maintenant que votre rigolo a terminé ses plaisanteries, c'est moi qui vais continuer l'enquête...
La vedette du banquier arriva évidemment la première. Machère ne laissa pas descendre ses compagnons. Joseph et le commissaire débarquèrent un peu plus tard et attendirent le troisième bateau qui — Emile pouvait donc se montrer galant une fois dans sa vie! — remorquait le canoë de Mlle Berthe.
— Eh bien? Questionna le commissaire en saisissant l'amarre qu'on lui avait lancée.
— Eh bien! répliqua Emile avec une gravité inattendue, nous n'avons pas pu pêcher...
— Hein?... Vous vouliez?...
— Cela ne vous ferait rien de dire aux gendarmes d'éloigner la foule?... Je suis bien content, monsieur Moss...
— Je pense qu'il n'y a que vous à l'être! Riposta sèchement ce dernier.
— Figurez-vous, monsieur le commissaire, reprenait Emile, que si, dans les deux autres bateaux, il a été possible de procéder à une reconstitution exacte de la matinée de mardi, cela a été rigoureusement impossible à bord du bateau de M. Larignan... Tenez!... Joseph lui-même, bien qu'avec vous, a pu lancer une cartouche de dynamite dont nous avons vu les effets surprenants... Cornélius a nettoyé sa bougie dans un temps record... On voit que c'est un excellent mécanicien et qu'aucun outil ne lui manquait...
Emile soupira, navré.
— Moi qui me faisais une fête de pêcher au boulantin!... Il y a des années que cela ne m'est plus arrivé... Les lignes étaient bien à bord... D'excellentes lignes, qui révèlent un pêcheur méticuleux... Il y avait un pliant et une bouteille de cognac... M. Larignan est l'homme le plus ordonné du monde... Et souvenez-vous que mardi il a pris un plein panier de poissons...
— Je ne comprends toujours pas où vous voulez en venir...
— C'est que vous n'êtes pas pêcheur au boulantin, monsieur le commissaire... Regardez ces piades... Comme vous le voyez, cela ressemble à des escargots, en plus gros... La coquille est extrêmement dure... Bien entendu, on ne pêche pas avec la coquille, sur laquelle, si j'ose dire, les poissons se casseraient les dents... On pêche avec la petite bête molle et rose qui se cache à l'intérieur... Pour prendre cette bête, il est nécessaire de...
— Si vous tenez à nous faire perdre notre temps sous ce soleil... grogna M. Moss en faisant mine de s'éloigner.
— Un instant, je vous prie... Souvenez-vous de la question que j'ai posée, ce matin, avec une insistance toute particulière... C'est à M. Larignan le premier que j'ai demandé s'il n'avait rien retiré de son bateau depuis mardi, et il m'a répondu qu'il n'en avait retiré que le panier de poissons... Or, mardi, il a pêché au boulantin... Il a pêché avec des piades... Et aujourd'hui, cela nous a été impossible... Pourquoi?
— Pourquoi? répéta le commissaire avec stupeur.
— Eh bien! Je vais vous le dire... Parce qu'il nous a été impossible de casser la coquille de ces piades... Il y avait de tout à bord, de quoi boire, de quoi manger, de quoi pêcher, de quoi s'asseoir, de quoi s'abriter du soleil... Il y avait même de quoi lire et de quoi dormir... Mais il n'y avait rien pour casser les piades...
Joseph, qui, lui, avait déjà compris, regardait avec stupeur M. Larignan, impénétrable derrière ses verres fumés.
— Voilà pourquoi je prétends que c'est M. Larignan qui a tué Eva... D'habitude, lorsqu'on va à la pêche au boulantin, on emporte un marteau, ou une grosse pierre, ou un instrument quelconque permettant de casser les piades... Il y avait une pierre à bord, mais elle servait d'ancre... M. Larignan n'a donc pas pu s'en servir, car son embarcation serait partie à la dérive... Or, il a pêché mardi... Donc, mardi, il y avait un marteau ou une grosse pierre à bord... Il s'en est débarrassé... Pourquoi, sinon pour faire disparaître une pièce à conviction?... Sans doute l'a-t-il jetée à l'eau avant de rentrer au port?... Je penche pour un marteau. Peut-être des cheveux y adhéraient-ils encore?... Peut-être, plus simplement, la présence de ce marteau paraissait-elle compromettante à l'assassin?...
» Toujours est-il qu'il nous a menti Joseph avait à son bord, lui aussi, de quoi assommer quelqu'un, mais il n'a rien fait disparaître.... M. Moss et Cornelius également...
» Puisque, des trois suspects, M. Larignan est le seul qui ait menti et qui se soit livré à une manœuvre inexplicable, je prétends qu'en cherchant de ce côté...
— Que répondez-vous à cela, monsieur Larignan? Questionna le commissaire de la Brigade mobile.
— Que c'est très ingénieux, mais qu'il faudra prouver que j'ai tué cette femme, que je ne connaissais ni d'Eve, ni d'Adam.
— Messieurs, vous m'excuserez, mais je pense que ma collaboratrice, après le bain prolongé qu'elle a pris ce matin dans l'intérêt de la Justice, a besoin de se réconforter... Monsieur Moss, je considère mon rôle comme terminé et j'en suis heureux, car j'ai rarement rencontré un personnage aussi désagréable que vous et aussi peu sympathique... Quant à vous, Joseph, si vous avez une heure après déjeuner, n'oubliez pas que vous me devez une revanche aux boules... Messieurs, je vous salue!... Cherchez le marteau!... Et cherchez où et quand M. Larignan et Eva se sont connus...
IV
Où Mlle Berthe considère que les enquêtes courtes ne sont
pas nécessairement les meilleures
Il était écrit que Joseph resterait sur sa victoire contre Emile, car la partie de boules n'eut pas lieu cet après-midi-là et elle n'a pas encore eu lieu à l'heure qu'il est. En rentrant à l'hôtel, en effet, Emile a trouvé un télégramme de Torrence.
Si êtes disponible, venez toute urgence à Deauville, où me débats contre problème insoluble. Torrence.
Mlle Berthe n'a décidément pas de chance. Au moment où un chasseur a apporté ce télégramme, elle venait de monter dans sa chambre pour se changer. Comme par hasard, la porte de communication avec la chambre d'Emile était ouverte. N'étaient-ils pas là en camarades, en collaborateurs? Et fait-on des manières entre collaborateurs?
Le soleil était ardent. Emile allait et venait dans sa chambre et le rythme saccadé de son pas révélait un certain trouble intérieur. Quand il passait devant la porte ouverte, il évitait de regarder, mais il savait que...
Comme par hasard aussi Mlle Berthe était maladroite et n'en finissait pas de retirer ce maillot trop petit... Qui sait si dans quelques secondes... On sentait qu'Emile hésitait... Il allait... Il venait... Il repartait et revenait...
Et, juste à ce moment, cet idiot de chasseur frappait à la porte, tendait son télégramme!
Il n'en faut pas plus parfois pour changer le cours de deux existences. Peut-être aussi Emile était-il soulagé d'échapper ainsi à la tentation et de ne pas se compliquer la vie?