Torrence se précipite sur le spécialiste en empreintes digitales.
— On va vous apporter un revolver dont personne, depuis ce matin, n'a touché la crosse sans s'entourer la main d'un linge... J'ai besoin de savoir qui a manié cette arme...
A midi, les plus importants personnages du Parquet sont partis, mais il reste dans les locaux quelques spécialistes qui s'affairent sous la direction de Lucas.
Les résultats tombent les uns après les autres.
D'abord, le revolver du mort. C'est bien l'arme d'un bon bourgeois de province qui se contente de garder un revolver dans sa table de nuit sans jamais le porter sur lui. Le revolver, en effet, est lourd et encombrant.
D'ailleurs, Torrence a téléphoné à la femme de chambre des Duhourcin. Le revolver à barillet, qui se trouvait toujours dans le tiroir de la table de nuit, a disparu. Son patron ne l'avait jamais en poche.
Or, le revolver ne porte que les empreintes du mort.
— Autrement dit, déclare Torrence après s'être consulté à voix basse avec Emile, M. Duhourcin savait qu'il courait un danger. Donc, il ne venait pas seulement à Paris pour acheter un cadeau à son fils et à sa belle-fille. Il est arrivé un peu après sept heures du matin.
» L'enquête, à la Gare de Lyon, établit qu'un homme répondant à son signalement a fait sa toilette à la gare dans les locaux nouvellement aménagés dans ce but...
» On l'a vu ensuite au buffet, où il a mangé trois croissants et bu une tasse de café... Au moment de payer, il s'est ravisé et a commandé un rhum... Il a exigé un verre à dégustation... Il était plus de huit heures et demie quand il a quitté le buffet de la gare...
Les journalistes prenaient des notes. Il avait été impossible de les écarter.
— Donc, entre huit heures et demie et dix heures dix, heure à laquelle il est arrivé ici, blessé à mort, M. Duhourcin a tiré un coup de revolver...
» Tout ce que nous savons de lui écarte l'idée d'une simple fantaisie... Ce n'est pas l'homme à tirer pour s'amuser un coup de feu dans le brouillard...
» D'autre part, le ticket de métro est formel... C'est après neuf heures que Duhourcin a pris le métro à la station Saint-Martin, vraisemblablement pour venir ici...
» Une question se pose, qui est, à mon sens, capitale. M. Duhourcin est-il venu à Paris pour nous voir, c'est-à-dire pour confier à l'Agence 0 une enquête quelconque?
» Dans ce cas, pourquoi a-t-il tiré tout d'abord un coup de revolver, et sur qui?
» L'idée de s'adresser à nous ne lui est-elle venue qu'après ce coup de revolver?
» Toujours est-il que, vingt-cinq mètres avant notre porte, il a été attaqué à son tour et blessé à mort...
» Il n'a pas pu parler, du moins d'une façon intelligible... L'Agence 0, dans cette affaire, n'a rien à cacher, et elle considère comme son devoir de mettre tous les atouts possibles entre les mains de la police officielle...
» Je puis donc vous dire que M. Duhourcin, au moment de mourir, a regardé l'horloge avec insistance... J'ai bien compris que, sachant son temps compté, il s'efforçait de me transmettre un ultime message et que son grand désespoir était de ne pas y parvenir...
» Il a balbutié un mot... Je crois l'avoir bien compris, mais je ne puis rien affirmer... Autant que j'en puisse juger, ce mot était:
» — Le nègre...
Voilà pourquoi les journaux du soir publiaient tous en caractères gras le titre suivant: Le mystère de l'horloge et du nègre.
Non seulement le fils du défunt arriva dans le courant de l'après-midi de Saint-Etienne, après avoir brûlé les étapes au risque de se casser le cou, mais le directeur des Tréfileries, M. Laborie, l'accompagnait.
Le corps avait déjà été transporté à l'Institut médico-légal. Le contenu de l'estomac confirmait les affirmations du garçon de café de la Gare de Lyon.
La balle, logée dans le poumon, avait été extraite. M. Gastinne-Renette, appelé à en déterminer le calibre, avait d'ores et déjà affirmé qu'il s'agissait d'une balle à chemise de nickel tirée par un revolver automatique du calibre 6,35.
Le préposé au guichet de la station de métro Saint-Martin ne reconnaissait pas la photographie à peine sèche qu'on lui montrait. C'était, selon son mot, l'heure de la grande presse », et les visages défilaient sous ses yeux à raison de quinze ou vingt par minute.
La Police judiciaire, avec ses effectifs au grand complet, courait les hôpitaux, les cliniques, les commissariats de police et les médecins de quartier, dans l'espoir de découvrir un blessé mystérieux.
Sur qui M. Duhourcin avait-il tiré entre huit heures du matin et dix heures?
Fallait-il croire qu'il n'avait atteint personne?
Ce jour-là, en tout cas, et bien avant pendant la nuit, tous les nègres rencontrés entre la Gare de Lyon et l'Opéra furent interpellés, leur identité contrôlée, ainsi que leur emploi du temps depuis la veille au soir.
Quant aux renseignements sur le mort, ils étaient excellents. M. Duhourcin, entré comme comptable aux Tréfileries françaises, vingt-cinq ans plus tôt, s'y était taillé, par son travail, son honnêteté, sa persévérance, une place de premier plan. Non seulement il était depuis trois ans sous-directeur des usines et avait fait construire dans les environs immédiats de Saint-Etienne une confortable villa, mais encore le mariage de son fils, qui devait avoir lieu le lendemain, avec la fille du directeur, consacrait son ascension méritée dans la hiérarchie sociale.
L'Agence O, à quatre heures de l'après-midi, après tant de visites, donnait le spectacle de bureaux littéralement dévastés, et il n'y avait plus un seul objet à sa place. Mlle Berthe, mal remise de ses émotions, essayait de rétablir un peu d'ordre, tandis que Barbet ne suffisait pas à remplir toutes les missions que Torrence et Emile lui confiaient.
Les journaux du soir parus, ce fut sous les fenêtres un défilé incessant de badauds qui regardaient en l'air.
II
Où tout Paris cherche le nègre et où Emile fait, par le
plus grand des hasards, la découverte de boîtes de couleurs
Rarement la Police judiciaire déploya un tel zèle et rarement, on peut le dire, les résultats furent, dans un certain sens, aussi satisfaisants.
C'est ainsi que les inspecteurs munis de la photographie de Gérard Duhourcin purent, en quelques heures, reconstituer presque pas à pas la marche de celui-ci depuis la Gare de Lyon jusqu'à la place de la République.
Ainsi, Duhourcin, arrivé de bonne heure à Paris, avait pris tout son temps. Il avait d'abord fait sa toilette à la gare. Il avait ensuite mangé des croissants et bu du café. Il avait enfin commandé un verre de rhum et, sur ce point, le témoignage de sa famille et de ses amis était formeclass="underline" s'il ne dédaignait pas un verre de vieux bourgogne avec un bon dîner, il ne buvait jamais d'alcool, surtout depuis quelques années que sa santé s'était légèrement altérée.
Sorti de la gare vers huit heures et demie — témoignage du garçon du buffet — il avait longé le trottoir de droite de la rue de Lyon. Un maroquinier et une épicière, tous deux occupés à cette heure à retirer leurs volets, l'avaient aperçu.
Nouvel étonnement, place de la Bastille. Le sobre M. Duhourcin avait pénétré dans un petit bar-tabac et avait bu un grand verre de calvados. Il était à ce moment neuf heures moins un quart.
Ensuite, on le repérait boulevard Beaumarchais (témoignage d'un fabricant de pipes) et place de la République, où à nouveau il n'hésitait pas à pénétrer dans une brasserie et à boire un verre d'alcool.
On pouvait donc résumer les faits comme suit: M. Duhourcin, confortable bourgeois de Saint-Etienne, se rendait à Paris la veille du mariage de son fils. Le but apparent de faire une surprise aux deux jeunes mariés n'était évidemment qu'un alibi puisque: