1° Pour la première fois de sa vie, il emportait avec lui son revolver, dont il ne s'était jamais servi et qui ne quittait pas le tiroir de sa table de nuit;
2° Cet homme sobre, suivant depuis quelques années un régime, éprouvait le besoin, dès huit heures du matin, de boire coup sur coup plusieurs verres d'alcool.
Place de la République, par contre, on perdait définitivement sa trace et on ne la retrouvait qu'à la station de métro Saint-Martin, où il avait pris un ticket après neuf heures.
Qu'est-ce que M. Duhourcin avait pu faire entre la République et la Porte Saint-Martin, soit environ cinq cents mètres de boulevards?
La police officielle s'acharnait particulièrement sur la piste du nègre, et les nègres de Paris en savaient quelque chose, car ils ne pouvaient faire deux cents mètres sur les trottoirs sans être sérieusement questionnés par des policiers.
Il semblait bien aussi que c'était entre la République et la Porte Saint-Martin, que le sous-directeur des Tréfileries avait fait usage de son revolver.
Or les heures passaient et on ne signalait dans ce quartier ni bagarre, ni blessé, ni découverte de cadavre. Fallait-il supposer que, dans le brouillard qui régnait ce matin-là, M. Duhourcin s'était amusé à tirer un coup de revolver en l'air? Cela ne cadrait ni avec son âge, ni avec tout ce qu'on savait de son caractère.
Tous les journaux étaient d'accord sur un point: le bourgeois de Saint-Etienne avait un rendez-vous mystérieux à Paris. Il avait certaines raisons de croire que ce rendez-vous serait périlleux, puisqu'il avait pris soin de s'armer.
Où était ce rendez-vous? Avec qui? Pourquoi? Autant de questions auxquelles vingt reporters pour le moins, sans compter les policiers amateurs, s'ingéniaient à répondre.
Quant à Emile, il avait pris le train pour Saint-Etienne, y débarqua vers neuf heures du matin et se fit désigner la villa que M. Duhourcin s'était fait construire un peu en dehors de la ville, sur une colline plaisante d'aspect.
La villa était confortable, d'assez bon goût. Les pièces en étaient claires et donnaient toutes sur un vaste jardin.
Cela correspondrait exactement à ce qu'un homme comme Duhourcin devait considérer comme la demeure idéale pour ses vieux jours. Le potager était bien entretenu. Il y avait une serre, des arbres fruitiers, et, depuis peu, on avait aménagé un tennis. Le garage, enfin, contenait une voiture qui, si elle n'était pas d'un luxe tapageur, était d'une des meilleures marques de France.
Ce fut une petite bonne aussi laide que possible qui vint ouvrir la porte. Elle était maigre, noiraude, et elle louchait. Son aspect, au premier abord, était revêche, et pourtant Emile ne devait pas tarder à constater que c'était la meilleure fille de la terre.
— Je vais avertir Madame...
— Je vous prie de n'en rien faire... On m'a dit que Mme Duhourcin, à la suite de ces émotions, avait dû s'aliter...
— C'est exact sans l'être... Ce matin elle est debout, mais elle garde encore la chambre... Le docteur Corbion doit venir la voir à dix heures...
— Ne la dérangez donc pas... Je suis d'accord avec M. Jean, qui m'a permis de visiter la maison et de questionner le personnel...
Personnel peu nombreux puisque, en dehors du jardinier, i1 ne se composait que de la femme de chambre, prénommée Elvire, et d'une cuisinière, qu'Emile entrevit à peine.
Partout, une propreté méticuleuse. Au lieu du fouillis plus ou moins poussiéreux qu'on trouve si souvent en province, une atmosphère claire et gaie, des meubles neufs, sobres de lignes, des bibelots qui étaient presque tous bien choisis. En somme, cette maison, dans une exposition universelle, aurait pu constituer un pavillon intitulé La Joie de Vivre.
Un vaste salon, à gauche. Une photographie de jeune fille blonde, sur le piano à queue.
— C'est la fiancée de M. Jean...
Une autre photographie, à côté, celle de Mme Duhourcin, une femme encore jeune d'aspect, de physionomie avenante.
Exactement le contraire, en somme, de ce qu'on croit, de ce qu'on espère trouver quand on cherche une atmosphère de drame.
Or le drame n'en avait pas moins eu lieu.
— Vous serviez à table, mademoiselle Elvire?
— Oui, monsieur...
-- Vous pouvez donc me dire depuis quand votre patron était au régime?
— C'est facile... Cela date des vacances que nous sommes allés passer tous ensemble à Dieppe... D'habitude, on allait en Bretagne... Je ne sais pas pourquoi, cette année-là... Ou plutôt, je me souviens... La villa que Monsieur et Madame avaient l'habitude de louer n'était pas libre... On leur avait signalé une villa à Dieppe... C'est là que Monsieur, qui avait un très bon estomac et un appétit comme je vous en souhaite, s'est mis à se mal porter...
— Il se soignait?
— Madame le soignait... Lui prétendait que ce n'était rien, un peu de surmenage... Elle l'obligeait néanmoins à suivre un régime... Pas de plats à sauce, dont il raffolait... Des légumes bouillis... Pas de gibier... Il y avait des hauts et des bas...
— Que voulez-vous dire?
— Je ne m'y connais pas dans les maladies, mais ma pauvre mère prétendait toujours que ses jambes lui faisaient mal au moment de la pleine lune... Pour Monsieur, c'était un peu la même chose... Sauf que je n'ai jamais pensé à regarder la lune... Pendant dix jours, quinze jours, il se portait comme vous et moi... Je l'entendais fredonner le matin en se rasant... Il m'appelait « ma petite Elvire », car il était volontiers paternel...
— Dites donc, est-ce que par hasard votre patron... Elle comprit à demi-mot.
— Qu'est-ce que vous allez penser là? Ce n'était pas du tout l'homme à ça... Il ne vivait que pour son bureau et pour sa famille, et il était furieux quand il était obligé d'aller à Paris pour ses affaires...
— Il y allait souvent?
— Autrefois, il y allait moins... Ces derniers temps, il a fait de plus fréquents voyages... Il partait le soir et il revenait le lendemain soir, ce qui lui évitait, disait-il, de coucher à l'hôtel...
— De sorte qu'il n'emportait jamais de bagages...
— Non... Il se rasait avant de partir...
— Vous me parliez de sa maladie...
— Eh bien! J’ai remarqué que c'était par périodes que ça lui venait... Des crises, comme on dit... Pendant huit jours, il n'avait pas d'appétit et il avait peine à digérer le peu qu'il mangeait... Puis ça lui passait et il redevenait comme autrefois... Voici la salle à manger... Vous voyez qu'elle est gaie... L'été, on ouvre ces grandes baies et on est pour ainsi dire dans le jardin...
Emile regardait tout, écoutait tout et se montrait d'une minutie qui aurait bien étonné Torrence, car Torrence le traitait souvent d'impulsif.
— A quelle heure votre patron se levait-il?
— Toujours à six heures et demie du matin... Je lui montais une tasse de café... Il prenait son bain et, à sept heures, il descendait... Madame restait encore un peu au lit... M. Jean, lui, qui travaillait aussi à l'usine, se levait en même temps que son père, mais était beaucoup plus long à sa toilette... M. Duhourcin faisait un petit tour de jardin... Il prenait son petit déjeuner et il avait à peine fini que le facteur arrivait... Tenez!... De sa place, ici, il le voyait pousser la barrière blanche et s'avancer dans l'allée... Parfois, il allait à sa rencontre... D'autres fois, c'était moi qui lui apportais le courrier et les journaux...
— Il lisait son courrier dans la salle à manger?
— Rarement... Il avalait sa dernière gorgée de café et il entrait dans son bureau... Tenez!... Par ici...
Un bureau qui n'en était pas un, car on sentait qu'on n'y travaillait pas, que la véritable activité du propriétaire était à son usine. C'était plutôt un fumoir. Des meubles de chêne massif, deux gros fauteuils de cuir, des bibliothèques...