— Voici le bureau de mon père... Voici ses clés...
N'était-ce pas ridicule de s'obstiner à la recherche de ces boîtes d'aquarelle? Fallait-il baser toute une enquête sur l'histoire racontée par une petite femme de chambre qu'un détail sans importance avait pu frapper?
Pourtant, il paraissait évident que M. Duhourcin avait bien reçu ces boîtes. La question qui se posait donc était: « Qu'en faisait-il? »
Et Emile de solliciter:
— Suivons ensemble, voulez-vous, à travers les cours de l'usine, le chemin que votre père suivait chaque matin...
On passa à côté de tas de charbon, de détritus, de saumons de cuivre et de fer. Devant une sorte de trottoir roulant, Emile demanda:
— Qu'est-ce que c'est?
— Les détritus qui sont acheminés de la sorte vers le four...
— A partir d'ici, ils ne sont plus triés?
— Il serait impossible de les arrêter... Cinquante mètres encore et ils sont précipités dans le four, où règne une chaleur de...
Emile ne devait pas se souvenir du degré astronomique de température qui régnait dans ce four, mais, un quart d'heure plus tard, il arrivait au bureau de poste de Saint-Etienne. On lui apprit que le facteur qui desservait la villa de M. Duhourcin était en tournée et ne rentrerait pas avant cinq heures de l'après-midi. Emile, toujours flanqué du jeune homme, se mit à sa poursuite et parvint à le rejoindre dans un quartier ouvrier où toutes les maisons — il y en avait plusieurs centaines — étaient bâties sur le même modèle.
Jean Duhourcin proposa de lui-même, avec cette morne indifférence des gens qu'une grande douleur accable:
— Sans doute préférez-vous que je vous laisse?...
Non seulement il venait de perdre son père, mais son mariage était, par la force des événements, remis à une date indéterminée. Tout le monde avait affirmé à Emile qu'il adorait sa fiancée. Celle-ci, d'ailleurs, le méritait.
Un grand garçon sympathique, depuis deux ans ingénieur à l'usine et considéré comme le futur grand patron!
— Dites-moi, monsieur...
Le facteur, sa boîte sur le ventre, s'apprêtait à sonner à une porte et il tenait un mandat-carte à la main.
— J'enquête sur la mort de M. Duhourcin... Vous aimeriez que son assassin soit arrêté, n'est-ce pas?... Dans ce cas, il faut répondre à mes questions...
— Moi?... Moi?... Mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise?...
— Venez un peu à l'écart. On nous écoute...
Et, s'étant planté avec le facteur au milieu de cette rue populeuse:
— Il vous arrivait, en même temps que le courrier habituel, d'apporter à M. Duhourcin de petits paquets qui voyageaient comme imprimés...
— Vous voulez parler des boîtes?...
— C'est cela... Qu'est-ce que vous savez sur ces boîtes?... Le facteur manifesta son embarras.
— Il s'agit de retrouver son assassin! répéta Emile pour l'encourager.
— Si c'est comme ça!... Mais je ne voudrais pas que ça vienne aux oreilles de la famille... Nous, n'est-ce pas, on est tenu au secret professionnel... Sans compter que je n'ai aucune preuve... Mais comme ces boîtes arrivaient tous les mois, et cela depuis le temps que M. Duhourcin était mal portant...
— Continuez, je vous prie...
— Si vous croyez que c'est facile!... Enfin!... J'ai eu un fils qui a attrapé quelque chose de ce genre et qui m'a fait le même coup... Même que, si je ne m'en étais pas aperçu et que si je ne l'avais pas conduit par l'oreille à notre docteur...
— De quoi parlez-vous?
— Des petits paquets semblables que nous distribuons tous les jours... Rapport aux annonces... Traitement infaillible et discret de... Vous comprenez, n'est-ce pas?... Sur les annonces, il y a toujours Envoi discret... Mais nous qu'on est des postes, on reconnaît ces paquets-là!... Voyez-vous, il y a paquet et paquet... Quand un particulier fait un paquet, ça se sent au papier employé, à la façon de nouer la ficelle... Quand c'est une maison qui en expédie des centaines par jour, même s'il n'y a pas de marque dessus, ça se reconnaît... C'est de l'emballage soigné, en série, avec des papiers collants et tout... J'ai donc pensé —mais ne le répétez à personne — que le pauvre monsieur avait attrapé...
— Vous êtes sûr qu'il n'y avait pas de marque sur les paquets?
— Certain... J'en suis certain à cause de mon fils... Je me demandais si ça venait de la même maison... Mon fils, on lui envoyait des ampoules, dans des caissettes en bois blanc... Saloperie!... Et l'imbécile qui n'osait pas m'avouer...
— Ces envois étaient-ils recommandés?
— Non, monsieur... Ils ne le sont jamais, parce que c'est plus discret ainsi... Si je vous disais combien j'en distribue chaque jour... Les pauvres types se figurent que je ne comprends pas...
— Et vous ne vous souvenez pas de la date à laquelle ont commencé ces...
— Non, monsieur... Mais je peux vous dire que c'est vers ce moment-là que M. Duhourcin, qui était un si bel homme, fort comme un bœuf, toujours riant, s'est mis à changer... De quel bureau de Paris ça venait-il, je ne m'en souviens pas non plus, mais ça venait sûrement de Paris...
— Une question encore... Je vois que vos clients s'impatientent...
— Bah! Pour ce que je leur apporte... J'ai au moins cinquante avertissements du percepteur dans ma boîte...
— Quand avez-vous remis le dernier paquet de ce genre à M. Duhourcin?....
— Il y a trois jours, tout juste... La veille du jour qu'il est mort... Cela m'a frappé, parce que je lui en avais déjà remis un la semaine précédente et que d'habitude...
Pourquoi M. Duhourcin, sous-directeur des Tréfileries françaises, recevait-il régulièrement des boîtes d'aquarelle comme on en donne aux enfants, pourquoi les faisait-il disparaître avec tant de soin — sans doute en les brûlant dans le four de l'usine — et pourquoi...
— Il vous a dit des choses intéressantes? Questionna sans espoir Jean Duhourcin, qui attendait à cent mètres de là avec la voiture.
— Ma foi... Cela dépendra de ce que je découvrirai à Paris...
Et Emile se fit conduire sans plus tarder à la gare.
III
Où Emile décrit d'avance les mains de quelqu'un qu'il
n'a jamais vu, mais où il a quand même une petite
surprise
On aurait dit que le ciel voulait se mettre à l'unisson de l'enquête. Le cinquième jour après la mort de M. Duhourcin, Paris s'éveillait une fois de plus dans le brouillard, et le fait qu'on n'avait pas encore arrêté l'assassin du bourgeois de Saint-Etienne n'était pas pour rassurer la population. Le plus lâche de tous était sans doute Adolphe, le coiffeur de la cité Bergère, dont le salon était juste en dessous de l'Agence O. Depuis qu'il avait entendu, ou cru entendre, le coup de feu, il racontait à tous ceux qui voulaient l'entendre que celui-ci lui était peut-être destiné et, chaque matin, maintenant, c'était son petit commis de quinze ans qui devait aller dehors retirer les volets.
Mlle Berthe était enrhumée. Torrence était maussade, voire grognon. Barbet courait du matin au soir et du soir au matin pour vérifier les pistes, plus invraisemblables les unes que les autres, que tous les amateurs de mystère envoyaient à l'Agence O.
Il n'y avait qu'Emile à revenir de Saint-Etienne avec une humeur égale, sinon enjouée. Comme par hasard, le matin qui suivit son retour, la police fit une découverte. Un marinier qui poussait sa péniche à la gaffe avait senti une étrange résistance au fond de l'eau. Ce n'était pas le contact habituel de la vase du fond. Le marinier tâtonna, eut l'impression de reconnaître la forme d'un corps. Alors il jeta un grappin.