De toute évidence, les lettres avaient été écrites, vingt-cinq ans plus tôt, par Gérard Duhourcin. Elles prouvaient que cet homme n'avait pas toujours été l'austère personnage qu'on connaissait à Saint-Etienne.
Petit employé à Paris, il s'était imprudemment lié à des jeunes gens plus que faisandés. La bande, qui menait joyeuse vie, manquait souvent d'argent et s'en procurait comme elle pouvait.
Le chef était un certain Grellet, désigné dans les lettres sous le prénom d'Etienne.
Un soir qu'ils étaient en bombe, ils avaient voulu dévaliser un riche noctambule qu'ils avaient rencontré, ivre mort, non loin de la place Blanche. Il ne s'agissait que de lui prendre son portefeuille sous prétexte de le mettre dans un taxi.
Malheureusement, il était moins ivre qu'il le paraissait Malheureusement aussi, Grellet avait un couteau en poche et, comme la victime ouvrait la bouche pour crier, il n'avait pas hésité à s'en servir...
Seul de la petite bande Grellet avait été arrêté, deux mois plus tard. Il avait écopé de dix ans de bagne.
— Vous comprenez, patron?... Il est revenu de là-bas plus pourri encore qu'il n'était parti... Il comptait bien faire payer cher son silence à ses anciens complices... Il avait eu soin de se faire écrire par eux des lettres compromettantes... Je suis sûr qu'ils sont quelques-uns, en dehors de Duhourcin, qui ont payé cher leurs folies de jeunesse...
» Grellet a installé, boulevard Saint-Martin, cette officine qui est bien dans sa manière...
» Il n'a pas retrouvé Duhourcin tout de suite... Il semble, que ce soit par hasard, un été, à Dieppe, qu'il l'ait soudain reconnu...
» Et Duhourcin a « craché » à son tour... Il a craché d'au tant plus épais, comme disent ces messieurs, qu'il était devenu un fort honnête homme et un citoyen important... Plus il s'élevait dans la hiérarchie sociale, et plus les sommes à verser devenaient rondelettes...
» A plus forte raison, quand il a été question du merveilleux mariage de son fils, Grellet s'est-il montré exigeant...
» Au bout de son rouleau, Duhourcin a perdu la tête a tiré...
» Ce qu'il ignorait, c'est que Grellet avait un neveu, Hum!... Appelons ça comme vous voudrez... On prétend que ces mœurs-là sont courantes au bagne... Vous avez vu le jeune homme de tout à l'heure?...
» Sans doute ce jeune homme, caché dans le bureau voisin, a-t-il assisté à la scène et à la mort de .Grellet... Il a suivi Duhourcin... Quand il l'a vu sur le point de pénétrer à l'Agence O et de tout révéler, il a tiré à son tour
» Je suis sûr que, si on examine le triporteur sans marque qui se trouve dans la cour et qui servait à porter à la poste, chaque soir, les fameuses boîtes d'aquarelle, on retrouvera des traces du cadavre...
C'est tout, patron... Je vous demande pardon du coup de pied que je vous ai donné dans les tibias...
Torrence hochait la tête. Il avait compris.
— Ce que je me demande, c'est ce que je vais raconter à Lucas... Je suppose que vous avez l'intention...
Emile avait déjà devancé sa pensée et jeté le paquet de lettres compromettantes dans le poêle.
— J'ai l'intention, dit Emile en tisonnant, de faire le plus grand tort à l'Agence O en déclarant à la presse que nous n'avons rien découvert... Je m'en excuse, mon bon Torrence... On prétendra que nous ne sommes pas plus forts que la police officielle et certains insinueront, une fois de plus, que notre réputation est surfaite Mais je me souviens d'une certaine maison, à Saint-Etienne, avec des photographies sur le piano à queue...
— Elle est jolie?
— Qui?... Elvire?... Elle est affreuse...
— C'est de la fiancée que vous parlez?
— Mais non!... Je parle de la femme de chambre... Elle louche, pardessus le marché... La fiancée, elle, est ravissante, et je suis persuadé que, dans quelques semaines, quand les événements feront partie du passé... Ce qui me navre, ce sont les pauvres nègres...
— Je ne comprends pas...
— C'est pourtant simple!... A cause de ce que vous lui avez dit, Lucas va continuer à arrêter tous les nègres de Paris et à les passer sur le gril... Quant au seul nègre qui soit pour quelque chose dans cette histoire, Lucas n'aura certainement pas l'idée de l'interroger dans le redoutable silence de son cabinet... Quelle heure est-il donc?...
Mais la vue de l'horloge, blafarde dans son cercle noir, lui rappela une scène pénible et il se rembrunit.
Emile à Bruxelles
EMILE A BRUXELLES
I
Où Emile et Torrence se regardent comme les augures
antiques et ne peuvent s'empêcher d'éclater de rire
Torrence, le premier, rota. Et au moment où Emile lui envoyait en coin un petit coup d'œil tout pétillant d'ironie, son propre estomac manifesta d'une façon incongrue la plénitude de sa satisfaction.
Alors, pendant quelques instants, les deux pontifes de l'Agence O se regardèrent en silence, puis soudain, n'y tenant plus, ils éclatèrent de rire.
De paisibles consommateurs qui buvaient d'énormes verres de bière ou des cafés filtre à la terrasse du Métropole se retournèrent sur eux, et nul ne se douta que ce bon géant hilare et ce jeune homme roux si maigre et si insignifiant formaient en quelque sorte à eux deux le plus fameux détective du monde.
C'est à Bruxelles, place de Brouckère, qu'ils étaient attablés de la sorte dans un clair rayon de soleil. C'était le printemps. La vie coulait allégrement dans les larges avenues de la capitale belge, où il y avait comme un air de fête. On avait envie de chanter, de siffler, de gambader, de faire des farces.
Tel était en tout cas l'état d'esprit de Torrence et d'Emile. La grosse gaieté belge déteignait-elle sur eux? On put croire un moment qu'ils allaient s'envoyer de joyeuses tapes sur le ventre, comme des commis voyageurs en goguette.
— Et ces moules? Questionna Torrence.
— Et ces rollmops? Riposta Emile.
Ils avaient débarqué à midi moins quelques minutes à la gare du Midi. Tout le long du chemin, Emile s'était réjoui de manger des moules et des frites dans une de ces célèbres « fritures » de la rue des Bouchers. Ils s'y étaient précipités, et Torrence avait manifesté sa réprobation pour cette façon de manger les moules avec des pommes frites.
— C'est tout bonnement ignoble! déclara-t-il. Parlez-moi d'un bon rollmops.
— Avec des frites? Ironisa Emile.
— Parfaitement! Avec des frites... Qu'est-ce qui m'empêcherait de manger des frites avec un rollmops?
Combien de portions avaient-ils avalées de la sorte? Toujours est-il que, quand ils étaient sortis, ils avaient cette démarche vague des canards gavés. A petits pas, ils étaient redescendus jusqu'à la place de Brouckère et maintenant, après avoir roté de concert, ils bâillaient en chœur.
Encore une idée de Torrence de faire passer ça avec de grands demis!
— Quel travail!... soupira Emile en fermant à demi les yeux.
— Nous n'en viendrons jamais à bout... répliqua Torrence, incapable de garder son sérieux.
Jamais, en tout cas, la célèbre agence de la cité Bergère n'avait été chargée d'une mission aussi ahurissante.
— En somme, conclut Emile, nous pourrions fort bien rester à cette terrasse du matin au soir, et cela aussi longtemps qu'il le faudra... C'est un moyen comme un autre de retrouver l'homme à la tache lie-de-vin... A condition que le hasard le fasse passer un jour place de Brouckère...
— A moins, renchérit Torrence, que nous suivions à la piste tous les manteaux de vison... Seulement, étant donné la douceur de la saison, il y a des chances pour qu'ils se fassent rares dans les rues...
C'est Torrence, qui, cité Bergère, avait reçu la petite bonne femme. Un peu courte sur jambes, grassouillette, le nez en l’air, vêtue des couleurs les plus vives de l'arc-en-ciel.