— Je suis venue pour vous charger d'une mission très importante.
— Vraiment? Avait fait Torrence, étonné.
Car elle ressemblait aussi peu que possible à une cliente de l'Agence O. Plutôt une petite bonne entichée de dancing et de cinéma...
C'était d'ailleurs bien cela.
— Je suis femme de chambre au service de M. et Mme Frécourt, 27, rue de Berry... Vous avez entendu parler de M. Frécourt, je suppose?... Celui qui s'occupe de cinéma... C'est lui qui a collaboré au dialogue du Cœur broyé...
Dans son cagibi, d'où il suivait cet entretien, Emile ne s'amusait pas moins que son patron.
— Il est arrivé une catastrophe... Je me demande encore comment Madame ne m'a pas mise à la porte... Moi, je ne pouvais pas savoir, n'est-ce pas, que Dieudonné...
— Pardon, mademoiselle... Qui est ce Dieudonné?
— Un jeune homme... Enfin, un homme d'une trentaine d'années, très comme il faut, très bien habillé, sachant parler aux femmes... Je l'avais rencontré au Colisée... Il faut vous dire que tous les samedis je vais danser au Colisée... Dieudonné était un excellent danseur... Il m'a dit qu'il était dans les affaires... Il avait l'accent belge et une grande tache lie-de-vin sur la joue gauche... A première vue, cette tache m'avait choquée, mais je m'y étais vite habituée...
— Vous ne vous êtes rencontrés qu'au Colisée?
La jeune personne rougit.
— Madame m'a bien recommandé de ne pas vous mentir... Eh bien! Il nous est arrivé d'aller à côté...
-- A côté de quoi?
— Du Colisée... Mais jamais pour longtemps... Je vous jure que je n'ai jamais passé toute la nuit avec lui... En dansant, on parlait de choses et d'autres... Je lui ai parlé de Madame et de son vison... car cet hiver, elle s'est acheté un magnifique vison, une occasion, paraît-il... Alors Dieudonné m'a dit comme ça que les fourrures devaient bien m'aller et que si, un soir...
— Bref, si je comprends bien, un samedi vous avez emprunté le vison de votre patronne...
— Oui, monsieur... J'en prenais soin, je vous assure... Ce n'est pas moi qui l'aurais abîmé...
— Que s'est-il passé ensuite?... Mais pardon, comment vous appelle-t-on?
— Angèle... Angèle Pellepoix... Mon père est facteur dans le Limousin...
— Continuez, Angèle...
— Dieudonné a insisté pour que nous allions à côté... Il disait qu'il voulait voir l'effet du vison sur...
— Je comprends... N'insistez pas...
— C'est même la première fois que je me suis déshabillée entièrement... Quand il a vu que je n'avais plus rien sur le corps, il a...
Même Mlle Berthe, la secrétaire de l'Agence O, qui écoutait derrière la porte, avait peine à garder son sérieux.
— Il a attrapé pêle-mêle tous mes effets, y compris le vison, et il s'est précipité dans l'escalier... J'ai d'abord cru que c'était une farce... Je ne pouvais pas appeler au secours dans la tenue où j'étais... A la fin, comme il ne revenait pas, je me suis enveloppée dans un drap de lit et j'ai sonné le valet de chambre...
Torrence avait hoché la tête.
— Si je comprends bien, mademoiselle, vous venez nous demander de rechercher Dieudonné et surtout le vison de votre patronne... Malheureusement, c'est plutôt la besogne de la police que celle de l'Agence O. Nos tarifs sont très élevés et, d'habitude, nous n'acceptons de nous charger que d'enquêtes... comment dire?... assez sérieuses...
— C'est très sérieux, monsieur!... Je paierai tout ce qu'il faudra... J'ai même dans mon sac vingt mille francs que je dois vous donner à titre de provision pour les frais...
— Pardon... Je ne comprends pas très bien... Vous nous apportez vingt mille francs pour...
— Pour que vous alliez à Bruxelles tout de suite... C'est M. Frécourt qui a eu l'idée, quand je lui ai avoué le vol, d'aller se renseigner à la Gare du Nord... A cause de la tache de vin, Dieudonné ne passe pas inaperçu... Il m'avait quittée à dix heures du soir... Il y a un train de nuit à minuit dix... Eh bien! Un employé s'est fort bien souvenu d'un homme avec une tache lie-de-vin et une grosse valise brune, qui est monté dans ce train avec un billet pour Bruxelles...
— C'est M. Frécourt aussi qui vous a donné ces vingt mille francs pour que vous nous les remettiez?
— Oui, monsieur... il paraît qu'il faut coûte que coûte que le vison soit retrouvé... Si, une fois là-bas, vous avez besoin d'autre argent, on vous en enverra, mais il est indispensable que vous partiez tout de suite...
— Si cela ne vous ennuie pas trop, mademoiselle Angèle, repassez donc cet après-midi et je vous donnerai une réponse...
— Vous prendrez le train aujourd'hui même, n'est-ce pas?
— Je vous dirai cela tout à l'heure...
Une fois face à face avec Emile, Torrence se gratta la tête.
— Qu'est-ce que vous dites de ça?... Sans la présence de ces vingt billets de grand format qu'elle a laissés sur mon bureau, je jurerais que c'est une petite folle qui a vu un film et qui se croit devenue l'héroïne d'une aventure...
— M. et Mme Frécourt existent à l'adresse indiquée, dit Emile, qui avait déjà feuilleté ses annuaires. Ils ont le téléphone... On pourrait...
Quelques instants plus tard, Torrence avait Gaston Frécourt au bout du fil.
— Très volontiers, cher monsieur... A l'apéritif, à la terrasse du Fouquet's... Mais si, moi je vous reconnaîtrai, car j'ai vu assez souvent votre photographie dans les journaux...
Torrence en fut assez flatté. Emile et Barbet furent chargés de prendre tous les renseignements possibles sur le ménage Frécourt, ainsi que sur cette histoire de vison.
A leur grande surprise, quand ils se retrouvèrent l'après-midi cité Bergère, ils durent s'avouer que la petite bonne n'avait pas menti.
Torrence avait pris l'apéritif avec Frécourt, un long gaillard de trente-cinq ans qui portait beau, monocle à l'œil, vêtu à la dernière mode, et qui saluait comme de vieux amis tous les clients du Fouquet's.
Le type exact du « monsieur qui s'occupe de cinéma ». Ce qu'il faisait au juste dans le cinéma était plus vague. On voyait les Frécourt à toutes les présentations, à toutes les grandes premières, à tous les cocktails. Ils serraient des mains. Ils échafaudaient des plans mirifiques. Une fois, une seule, le hasard avait permis à Gaston Frécourt de collaborer au dialogue d'un film et, cette fois-là, il avait eu son nom sur l'écran, avec celui des ingénieurs du son, des décorateurs, électriciens et autres collaborateurs.
Appartement de cinq pièces rue de Berry. Deux bonnes, Angèle et Germaine, qui étaient payées irrégulièrement. Les fournisseurs l'étaient plus irrégulièrement encore, et le propriétaire pas du tout.
C'était toujours « très cinéma », et les créanciers étaient toujours renvoyés à la semaine suivante, quand le grand film de Frécourt serait enfin commencé.
Quant au vison, Nathalie Frécourt (elle se prénommait Berthe, mais elle avait adopté le prénom plus rare de Nathalie), il avait été racheté quatre mois plus tôt à une vedette dans la débine et payé la somme de quarante mille francs.
— Vous m'excuserez, avait objecté Torrence, de vous dire franchement ce que je pense. Pour un vison de quarante mille francs...
— Oh! Sa valeur réelle est beaucoup plus grande... Quatre-vingt mille au moins...
— Peu importe... Pour un vison, dis-je, que je ne suis pas sûr de retrouver, vous engagez des frais considérables... Certes, la tache lie-de-vin est un élément de succès... Mais Bruxelles compte plus d'un million d'habitants... Il doit y avoir un certain nombre d'hommes qui ont une tache lie-de-vin sur la joue... Enfin, si même il n'y avait que votre Dieudonné, encore faudrait-il que le hasard nous le fasse rencontrer... Nous ne connaissons même pas son nom, son identité exacte... Il est improbable qu'il se promène dans les rues de la capitale belge avec le vison de votre femme sur le dos...