» Enfin, un vison ressemble à un autre vison comme un chat à un chat...
» Dans ces conditions, je crois de mon devoir de décliner la proposition que...
Colère du cinéaste:
— Ainsi, une agence privée, dont le but avoué est de faire des recherches pour le compte des gens dans l'embarras...
— Puisque je vous dis qu'il n'y a pas une chance sur mille de retrouver ce Dieudonné et...
— Qui est juge en l'occurrence? Est-ce moi, moi qui paie et qui m'engage à payer tous les frais ultérieurs, ou vous, qui...
— Si vous le prenez ainsi...
— Je vous demande, j'insiste, d'aller à Bruxelles avec les collaborateurs qui vous paraîtront utiles, de ne pas regarder aux frais, de faire l'impossible pour...
— J'ai bien compris...
Torrence avait tellement bien compris qu'il se demandait si toute cette histoire n'était pas machinée dans le seul but de les éloigner de Paris, lui et son collaborateur Emile.
Mais quelle raison pouvait-on avoir de se débarrasser de l'Agence O pendant quelques jours? Il n'y avait aucune enquête en cours...
D'ailleurs, l'enquête à laquelle Barbet s'était livré, d'abord au Colisée, puis à l'hôtel voisin, et enfin à la Gare du Nord, confirmait l'histoire d'Angèle.
Il était assez difficile de supposer que la petite bonne avait mis elle-même en scène, avec la complicité d'un homme à la tache lie-de-vin, l'histoire du vol de fourrure...
On avait même retrouvé les vêtements de la domestique. Le voleur s'en était débarrassé à cent mètres de là en les abandonnant tout bonnement sur le trottoir...
— Je crains, monsieur Frécourt, que, si nous retrouvons la fourrure, celle-ci vous revienne à un prix tel...
— Cela me regarde, monsieur Torrence.
— A votre aise, monsieur Frécourt...
Et voilà dans quelles conditions ahurissantes Torrence et Emile étaient arrivés à Bruxelles ce jour-là. Avant de se précipiter rue des Bouchers pour se livrer à une orgie gastronomique, ils avaient eu l'honnêteté professionnelle de se livrer, à la gare du Midi, à une rapide enquête.
Contrairement à leur attente, ils avaient retrouvé la piste de l'homme à la tache lie-de-vin. L'employé qui ramassait les billets à la sortie se souvenait d'un voyageur répondant à ce signalement qui avait débarqué du train de Paris et qui s'était éloigné dans la direction du centre sans prendre de taxi.
— Et maintenant, patron? Questionnait Emile, l'estomac barbouillé de moules, de frites et surtout d'une quantité inconsidérée de bière blonde.
— Si je m'écoutais, répondit Torrence, j'irais faire une bonne sieste et ne me lèverais que pour le dîner...
— Ne parlez plus de manger, je vous en supplie... Je ferais volontiers, tel que vous me voyez, le vœu de vivre de l'air du temps pendant une semaine... N'oubliez pas que nous avons touché vingt mille francs et qu'il faut quand même faire quelque chose...
— On pourrait toujours commencer par les hôtels... Combien peut-il y avoir d'hôtels à Bruxelles?
— Quelques centaines... Pourquoi pas, après tout?... Si vous voulez, nous allons diviser la ville en secteurs... Vous prenez le nord et je prends le sud... Rendez-vous ici ce soir pour dîner...
— Je croyais que vous ne vouliez plus manger tant que...
Jamais l'Agence O n'avait commencé une enquête avec si peu de foi dans les résultats possibles. Cette histoire de vison emprunté à sa patronne par une petite bonne et volé par un amant sans scrupule n'avait rien de passionnant.
Ou plutôt, elle n'aurait rien eu de passionnant si... Car, enfin, pourquoi un cinéaste sans emploi et criblé de dettes dépensait-il une petite fortune dans le vague espoir de retrouver un manteau de fourrure qui lui reviendrait un prix fou?...
Avant de quitter Torrence pour se mettre au travail, Emile soupira:
— Je crois que vous auriez mieux fait de me laisser à Paris...
— Barbet y est...
Comme c'était malin! Barbet, avec sa tête de chien mal peigné, sa silhouette de commissionnaire de petite ville, enquêtant dans les milieux du cinéma! Pourquoi pas Barbet invité à dîner à l'Elysée?
— Bonne chance, patron...
Et Emile entra dans un premier hôtel, souleva poliment le bord de son chapeau.
— Pardon, madame la caissière... Est-ce que par hasard vous n'auriez pas parmi vos locataires un monsieur de trente-cinq ans environ qui porte sur la joue gauche une grande tache lie-de-vin?
La brave femme le regarda en se demandant s'il parlait sérieusement.
— Pourquoi est-ce que vous voulez que mes locataires aient une tache de vin sur la figure? s'écria-t-elle avec un savoureux accent belge. C'est une farce, n'est-ce pas? Allez une fois au café d'à côté, et c'est vous qui aurez une tache de vin...
Emile sortit en soupirant, barra un nom d'hôtel sur son calepin et pénétra, cent mètres plus loin, dans un autre meublé.
— Pardon, monsieur, est-ce que par hasard...
— Dites-moi seulement une fois pourquoi vous me demandez ça?
Allons! Il n'y avait qu'à continuer patiemment en attendant que les moules et les frites veuillent bien descendre!
II
Où, dans l'obscurité d'une salle de cinéma, Emile fait la
connaissance d'un monsieur aux gestes intempestifs
Torrence et Emile en étaient à leur quatrième journée de Bruxelles et, pour être sincère, il faut avouer que ce séjour dans la capitale belge n'était nullement fait pour augmenter leur prestige.
— Puisque ce Frécourt y tient... grommelait Torrence, qui passait d'une digestion pénible à une autre digestion pénible. Ce n'est pas nous qui avons insisté pour venir ici... Au contraire!... Sans compter qu'il n'y a aucune raison pour que l'homme à la tache lie-de-vin soit resté à Bruxelles... Il peut être n'importe où, à l'heure qu'il est... Enfin, ce matin, on m'a indiqué un petit restaurant connu seulement des amateurs, près du marché au poisson...
C'est inouï le nombre de restaurants merveilleux qu'on se donnait le malin plaisir de leur indiquer, le nombre de plats du pays auquels ils ne pouvaient éviter de goûter...
— Combien vous reste-t-il d'hôtels, patron?
— Trente... Et vous?
— Vingt-trois... Après, on pourra toujours chercher dans les cafés...
En tout cas, certaine bière forte qu'on y vendait n'était pas pour rien dans l'euphorie des deux hommes de l'Agence O. Barbet avait téléphoné. Ses renseignements n'apportaient aucune lueur sur l'affaire:
— Voilà, patron... La jeune Nathalie Frécourt est légalement l'épouse de son mari... Mais, dans le monde du cinéma, tout le monde sait qu'elle est la maîtresse de Wermster... Le mari ne peut pas l'ignorer... C'est en suivant la piste du vison à rebrousse-poil, c'est-à-dire en remontant à ses origines, que j'ai découvert ça... En effet, c'est Elie Wermster qui a versé les quarante mille balles du vison...
-- Ce n'est pas l'administrateur des Films Mondia?
— Exactement... Maintenant que je suis un peu, moi aussi, dans le cinéma, je peux vous passer un tuyau à ce sujet... Avant deux mois, les Films Mondia seront obligés de déposer leur bilan... Dites donc, patron, je ne vous entends pas beaucoup...
La vérité, c'est que Torrence et Emile, dans l'étroite cabine téléphonique, ressemblaient davantage à Laurel et Hardy après quelques cocktails qu'aux grands patrons de l'Agence O.
-- Ça va, Barbet... Continuez...