— Vous êtes l'employé de l'Agence O, je pense?
— Oui, monsieur Wermster...
— Vous me connaissez?
— Je devine... Ainsi, vous avez quitté Paris cette nuit en voiture pour nous rejoindre à Amsterdam?... Vous n'êtes pas trop fatigué?...
— Pas trop... Je voudrais voir tout de suite votre patron...
— M. Torrence est en ce moment chez le chef de la police...
La contrariété se peint sur les traits de M. Wermster.
— Mon Dieu! Que c'est ennuyeux!... J'espérais arriver à temps... Avec cette sotte histoire, nous allons ameuter toutes les polices du monde, comme s'il s'agissait d'une affaire sensationnelle...
— Je vous ferai remarquer que c'est ce que nous répétons depuis le début à votre excellent ami Frécourt...
— Frécourt est un petit sot...
— Vraiment?
— Hier, après son coup de téléphone, j'ai réfléchi... Mais voilà, je pense, M. Torrence qui entre...
C'était Torrence, en effet, qui s'arrêtait, interloqué, devant le cinéaste.
— M. Elie Wermster... annonce Emile. M. Wermster voyagé en auto toute la nuit pour venir nous dire que, toutes réflexions faites, il est exagéré de faire tant de bruit autour de cette affaire... Ou je me trompe fort, ou M. Wermster va nous demander de bien vouloir prendre le premier train pour Paris...
C'est mieux que cela encore. Le juif tire sa montre de sa poche.
— Dans une heure, vous avez un avion... C'est moins fatigant que le chemin de fer... Naturellement, vous mettrez sur la note de frais...
— C'est ennuyeux... soupire Torrence.
— Qu'est-ce qui ne va pas?
— Le chef de la police, qui est un charmant homme, vient justement de m'inviter à dîner pour ce soir... J'ai accepté... Il serait tout à fait incorrect, maintenant, surtout que rien ne nous rappelle à Paris, de lui faire faux bond et...
— Pardon... Quelque chose vous rappelle...
— Ah?...
— Mais oui... J'ai justement une mission importante à vous confier... Il y a dans mes bagages des documents que j'ai emportés par erreur et qu'il faut absolument remettre avant ce soir à M. Frécourt... Ce sont des papiers d'affaires, vous comprenez?... Je vais vous donner ces documents et vous prenez l'avion qui...
— C'est malheureusement impossible, cher monsieur... L'impatience se marque sur les traits de Wermster, qui se laisse aller à frapper du pied.
— Messieurs, il me semble que vous oubliez que vous êtes ici pour notre compte et que nous vous avons déjà fait une forte avance...
— C'est exact... Vous avez dû insister beaucoup pour que nous acceptions de 'quitter Paris et de nous lancer sur la trace du vison...
— Eh bien! Maintenant, je vous demande de retourner à Paris, et il me semble que c'est mon droit...
Ce n'est pas la délicatesse qui étouffe l'homme du cinéma et il ajoute avec une très gracieuse insistance:
— En somme, vous êtes ici mes employés... J'ai le droit de vous donner des ordres...
— Hélas! Non, monsieur Wermster... Je dis hélas pour vous... J'ajoute même que les ordres, c'est nous qui allons vous les donner par l'intermédiaire de la police néerlandaise...
— Je ne comprends pas...
Est-ce que Torrence, pour parler de la sorte, a fait de son côté les mêmes raisonnements qu'Emile, et les deux hommes, sans se donner le mot, sont-ils arrivés au même résultat?
— Parfaitement, monsieur Wermster... Il nous semble suspect, à mon collaborateur et à moi, qu'on mette tant d'insistance à nous lancer sur la piste d'un manteau de vison, puis qu'on apporte une insistance encore plus grande, qui frise la grossièreté, pour nous renvoyer à Paris...
— Je vous demande pardon, messieurs... Les mots ont certainement dépassé ma pensée... L'habitude des grosses affaires, vous comprenez?... Je vous fais toutes mes excuses si je vous ai froissés... Il est bien entendu que la somme de vingt mille francs que vous avez reçue sera doublée et que...
— Permettez... Un coup de téléphone à donner...
Torrence disparaît dans une des cabines. M. Wermster s'affole, sous le regard doucement ironique d'Emile, qui suce une cigarette non allumée.
— Vous pourriez peut-être dire un mot à votre patron?...
Tout en parlant de la sorte, avec un regard significatif, le juif a tiré son portefeuille d'un geste plus significatif encore.
— Figurez-vous que je n'ai aucune influence sur M. Torrence... Il est occupé, en ce moment, à téléphoner à la police néerlandaise. Il demande à celle-ci de bien vouloir s'inquiéter de vous... M. Torrence croit qu'il sera très instructif de savoir ce qui vous a appelé si brusquement en Hollande, surtout avec des bagages importants...
— Mes passeports sont en règle, sachez-le, et, s'il le faut, je ferai intervenir des personnalités...
- ... à la noix de coco! Lâche Emile qui a de ces sursauts de gaminerie... Alors, patron?
— Un commissaire sera ici dans quelques minutes pour interroger M. Wermster et vérifier ses papiers...
— Savez-vous, messieurs, comment s'appelle ce que vous faites?... Un abus de confiance... Et je ne félicite pas l'Agence O... Vous êtes à mon service... C'est moi qui vous paie... Dans ces conditions, j'avais le droit de m'attendre de votre part à...
— Eh bien! Monsieur le commissaire?
Emile et Torrence ne sont pas autrement fiers. Il y a près d'une heure que le commissaire de police est monté dans l'appartement de M. Wermster, au Carlton, en compagnie de celui-ci.
Il esquisse un geste vague.
— Ses papiers sont en règle... J'ai même rarement vu un passeport aussi en règle que celui-là... Figurez-vous que ce monsieur a des visas encore valables, donc récents, pour une demi-douzaine de pays, y compris les Etats-Unis et la République de Panama...
— Ses bagages?
— S'il dépose une plainte, nous serons sans doute ennuyés, car nous avons commis en quelque sorte un abus de pouvoir. Ses bagages ne contiennent que des vêtements, qui sortent tous des plus grands tailleurs de Londres et de Paris, du linge de soie à son chiffre, quelques bibelots de valeur, dont il possède les factures... Bref, nous ne pouvons absolument rien contre lui... Messieurs, je ne puis que vous recommander une extrême prudence...
Emile et Torrence, qui restent seuls dans le hall, se regardent un peu comme ils le faisaient à la terrasse du Métropole, .à Bruxelles, mais ils n'ont plus du tout envie d'éclater de rire à la façon des augures antiques.
IV
Où Emile, à la suite d'un raisonnement que Torrence ne
peut qu'approuver, donne au Carlton une série de coups
de téléphone
— Mais non, barman, pas de whisky... Puisque nous sommes en Hollande, je veux boire de l'alcool hollandais...
— Alors du genièvre, messieurs... Avec un peu de citron?...
Ce n'est qu'après le deuxième verre — il est vrai qu'ils sont si petits! — qu'Emile commence:
— Hier au soir, M. Elie Wermster se trouvait dans la cabine téléphonique du Fouquet's, aux Champs-Elysées, en compagnie de son ami Frécourt... il ignorait encore que le vison avait été volé par une certaine Liske et, vraisemblablement, emporté par elle en Hollande.
» Suivez-moi bien, patron...
» Nous lui annonçons cette nouvelle... Nous lui proposons d'abandonner l'enquête pour arrêter les frais... Or, à ce moment, il prie Frécourt d'insister... Il veut absolument que nous partions par les voies les plus rapides pour Amsterdam...
» Pourquoi, une heure ou deux plus tard, change-t-il d'avis, boucle-t-il ses malles et saute-t-il dans sa voiture pour venir ici, nous ordonner de retourner à Paris?