— Un instant, madame... Voulez-vous avoir l'obligeance de retirer ce manteau...
Dans l'obscurité, on aperçoit la silhouette de Wermster sur le pont de l’Astoria. Pauvre Wermster, ce qu'il doit souffrir!
— Voici des ciseaux qui conviendront parfaitement... fait encore Emile en tendant une paire de fins ciseaux à broder.
Alors le douanier, consciencieusement, commence à découdre la doublure. Après quelques instants, on constate que des poches sont aménagées dans celle-ci et que de ces poches ce sont des bank-notes américaines qui s'échappent.
Le chef des douanes s'est approché et compte au fur et à mesure. Il compte en florins. Emile traduit en francs.
— Sept cent mille francs, patron! s'écrie-t-il enfin quand la doublure paraît vide.
— Ce n'est pas moi! s'écrie candidement Liske.
- Parbleu!...
— Je ne savais même pas que ces billets...
— Hélas, si, ma pauvre Liske... Vous ne le saviez pas quand votre amant a volé ce manteau à une petite bonne de Paris, prénommée Angèle, qui l'avait emprunté pour une nuit à sa patronne... Mais une fois dans la banlieue de Bruxelles, quand vous avez voulu raccourcir le manteau, vous avez découvert le pot-aux-roses... Torrence!... Allez jeter un coup d'œil de ce côté, patron...
Il y a eu, en effet, un mouvement du côté de l'Astoria. Un passager, alors qu'il est interdit désormais de quitter le bord, car l'appareillage va commencer, s'est approché de la passerelle.
— Un instant seulement, messieurs... Une lettre à jeter à la boîte qui est sur le quai...
— Un employé va poster tout le courrier du bord...
— Permettez-moi de descendre un instant et...
Il s'est faufilé. On court après lui. Torrence, soudain, dans l'ombre, abat sa lourde patte sur son épaule.
— Où courez-vous comme ça, monsieur Wermster?
Emile, cependant, continue, s'adressant à Liske:
— Tant qu'on tire le diable par la queue, n'est-ce pas, et qu'on fait le sale petit travail des gares, on peut se contenter de vivre avec un Dieudonné... Mais quand on découvre près d'un million en billets dans la doublure d'un vison... L'amour ne résiste pas à une pareille fortune... Il s'agit de filer au plus vite, de mettre autant d'espace possible entre...
-- Je n'ai pas volé cet argent! jure-t-elle. Je ne sais même pas à qui c'est...
Et Emile déclare à ces messieurs des douanes et de la police néerlandaise:
— C'est vrai...
Il se tourne vers Wermster, que Torrence lui amène et qui s'efforce de ricaner.
— Voici le propriétaire de cette fortune... Ce qui ne veut pas dire qu'elle lui appartient...
— J'ignore ce que vous voulez insinuer... J'ai fait cadeau d'un manteau de vison à ma maîtresse, Mme Frécourt, et si celle-ci ou son mari...
— Mais non, mon petit Elie... La preuve du contraire, ce sont les visas de votre passeport...
» Permettez-moi de résumer, messieurs, en attendant le rapport que mon patron, M. Torrence, fera demain officiellement à la police néerlandaise...
» M. Wermster est un homme du cinéma, du mauvais cinéma, de celui qui frise l'escroquerie... Sa société sera dans quelques jours en liquidation judiciaire... Il le savait... Il prévoyait cette fin... Il y avait paré à sa manière...
» Ces derniers jours, en effet, il avait fait rentrer toutes les disponibilités... Ces sommes appartenaient en réalité aux créanciers...
» Mais M. Wermster comptait bien les garder pour lui et avoir levé le pied avant que l'action judiciaire soit déclenchée...
» Il était tenu à l’œil… Mais il avait une maîtresse...
Cette maîtresse possédait un vison qu'il lui avait offert... Les billets de banque — le fait que ce sont des dollars prouve la préméditation — les billets de banque, dis-je, prirent place dans la doublure du vison...
» A l'heure H, pour parler comme les stratèges, M. Wermster et sa maîtresse devaient quitter la France pour des cieux meilleurs, en laissant aux Champs-Elysées le mari déconfit...
» C'était d'autant plus ingénieux qu'aux douanes personne ne songerait à découdre la doublure du manteau...
» Il a fallu un de ces hasards qu'on ne prévoit jamais... Une petite bonne, amoureuse d'un Dieudonné, séducteur de bas étage, empruntant pour une nuit le manteau de sa patronne...
» Dieudonné vole le vison sans se douter de sa valeur réelle...
» Fuite à Bruxelles... Sa maîtresse, en voulant tailler dans le manteau pour le mettre à sa taille...
» Imaginez la fureur de Wermster quand il apprend que toute sa fortune a disparu!...
» Il nous lance sur la piste... Cela lui paraît moins dangereux de s'adresser à l'Agence O qu'à la police officielle...
» Dès que nous toucherons au but, il interviendra et il lui suffira de rentrer en possession du manteau...
» Nous retrouvons Dieudonné, l'homme à la tache lie-de-vin, mais sa maîtresse s'est enfuie avec le magot...
» Anvers... Amsterdam...
» En homme du métier, Wermster comprend que la femme qui a découvert une pareille somme ne manquera pas de prendre le premier paquebot...
» Une fois à bord avec elle, il est persuadé qu'il réussira à l'impressionner et à rentrer en possession de son bien... » C'est tout, messieurs...
» Le seul tort de M. Elie Wermster, cinéaste et escroc international, a été de prendre les gens de l'Agence O pour des imbéciles... N'est-ce pas, monsieur Wermster?
Alors celui-ci prouva toute sa maîtrise.
— Je n'ai jamais vu ce manteau... déclara-t-il. Messieurs, si vous m'empêchez de m'embarquer...
L'Astoria lançait deux coups prolongés de sirène. On abattait les passerelles.
— Si vous m'empêchez de faire ce voyage d'affaires, ce qui me causera un préjudice énorme, vous en rendrez compte devant les tribunaux et... En tout cas, dès à présent, je ne répondrai à aucune question et je-choisis comme défenseur Me Weil-Lévy, du barreau de Paris...
La pauvre Liske n'en revenait pas. Avoir ramassé sept cent mille francs, comme ça, sans le faire exprès, s'être acheté enfin du linge de soie dont elle avait envie depuis toujours, oh! puis, à la dernière minute, à cause de ce jeune homme roux aux lunettes ridicules...
— Ça n'est quand même pas de chance, savez-vous! lance-t-elle en contemplant les effets de luxe qui sortaient encore de sa malle.
Le prisonnier de Lagny
LE PRISONNIER DE LAGNY
I
Où l'Agence O, au grand complet, patauge dans la pluie
et dans la boue, et où, en fin de compte, elle découvre
des poils de barbe
La petite bagnole de l'Agence O est restée dans le dernier chemin carrossable — si l'on peut dire! — à trois cents mètres de là. Torrence, Emile et Barbet, c'est-à-dire l'effectif mâle de l'Agence O au grand complet, ont pataugé dans une sorte de champ, puis la terre est devenue plus gluante, et Barbet, au nom prédestiné, s'est enfoncé jusqu'à la ceinture dans un trou plein d'eau.
Au lieu de se plaindre, l'ex-voleur à la tire devenu détective s'est écrié triomphalement:
— Qu'est-ce que je vous disais, patron! Nous sommes dans une ancienne briqueterie. Encore cinquante mètres et nous arrivons au bord de la Marne...
Il est neuf heures du soir. L'hiver touche à sa fin, mais le ciel déverse des déluges d'eau glacée. De mémoire de journaliste, il n'a jamais tant plu, et les quotidiens reproduisent chaque jour le « zouave » du pont de l'Alma, qui a de l'eau jusqu'à mi-cuisse.
Que font ces trois messieurs de l'Agence O, dans l'obscurité, au bord de la rivière? L'affaire est sérieuse puisque aussi bien, contre les habitudes de la maison, ils se sont entassés tous trois dans la bagnole de Torrence. Et, comme celle-ci est découverte, comme elle est minuscule, comme sa carrosserie ne paie pas de mine, ils avaient, tout à l'heure, l'air d'avoir voulu s'installer à trois dans une baignoire.