— A-t-elle profité de sa présence au club pour se faire inviter chez ces dames?
— Jamais... Je pensais même qu'elle refuserait mon invitation... Nous savions qu’elle vivait seule avec sa nièce Rosita...
— Vous la connaissez, cette nièce?
— Elle n'a jamais mis les pieds au club, puisque c'est contraire aux statuts... Mais il m'est arrivé de les rencontrer rue Saint-Honoré, ou rue Royale... Une admirable créature, brune comme sa tante, éclatante de santé... Ne s'habillant que dans les meilleures maisons...
On était le lundi matin. C'était donc la veille que Mme Pilchard s'était aperçue que les joues de son amie s'étaient, pendant la nuit, couvertes de poils drus et courts.
— Il me reste, madame, une petite question à vous poser. Que désirez-vous exactement de l'Agence O?
Mme Pitchard parut stupéfaite par cette question, et ses idées sur l'intelligence d'Emile furent sur le point de se modifier.
— Mais, monsieur... Pensez que, pendant des mois, un homme, un homme qui n'a même peut-être pas cinquante ans, s'est introduit au Club des vieilles dames!... Pensez qu'il a assisté à toutes nos réunions!... Si cela se savait, ce serait un scandale sans précédent...
— Sait-il... Je veux dire, Mme Sacramento sait-elle que vous vous êtes aperçue que sa barbe avait poussé?
— Je ne le pense pas... Elle a mis tant de précipitation à courir vers sa voiture... Elle est capable de revenir au club... Que pouvons-nous faire?... Nous ne pouvons quand même pas, Mme la présidente et moi, lui demander de nous fournir la preuve que... Enfin, vous me comprenez?... Nous ne pouvons pas non plus la rayer sans raison de la liste de nos membres...
» Enfin, nous désirons, la présidente et moi, savoir pourquoi cet homme a éprouvé le besoin de faire partie de notre groupe et si...
— Je vous avoue, madame, que votre proposition est assez inattendue et que c'est la première fois que l'Agence O se voit chargée d'une mission aussi... comment dirai-je?... aussi originale...
— La présidente, à qui j'ai encore téléphoné avant votre arrivée, est d'accord avec moi en ce qui concerne les frais... Le club est riche... je vous ai déjà dit que nos membres appartiennent à la meilleure société... J'ai ici la liste des dames et leur adresse... Je suis chargée de vous en remettre confidentiellement une copie, ainsi que ce chèque pour vos premiers frais... Mais, mon Dieu! Que vous êtes jeune... Il faudra absolument que vous voyiez la présidente...
Quand Emile arriva à l'Agence 0, cité Bergère, Torrence, plongé dans l'étude de dossiers ennuyeux, leva la tête et s'étonna de l'air particulièrement émoustillé de son employé.
— Cette Mme Pitchard?
-- Charmante... Figurez-vous, patron, que Mme Pitchard, d'accord avec la présidente du Club des vieilles dames...
— Hein? s'écria Torrence, persuadé qu'Emile se moquait de lui.
Mais Emile posa sur le bureau un chèque de cinq mille francs.
— C'est une avance... Nous sommes chargés de découvrir si Mme Sacramento, Lélia Sacramento, est un homme ou une femme... Nous sommes chargés aussi de découvrir pourquoi cette personne, mâle ou femelle, s'est fait inscrire au Club des vieilles dames, dont elle était un des membres les plus spirituels...
Emile était l'homme des annuaires. Son cagibi, derrière le bureau officiel de Torrence, était encombré d'annuaires de toutes sortes, d'indicateurs de chemin de fer et de lignes de navigation de tous les pays du monde. Le chapeau sur la tête, une cigarette éteinte aux lèvres, il compulsa un certain nombre de bouquins poussiéreux.
— Eh bien! Conclut-il, il y a eu, en effet, un Sacramento qui a été pendant six mois président de la République de Panama, et il répondait au doux prénom de José... y a dix ans de cela... D'après le Bottin mondain de son pays, il existait une Mme Sacramento... Je vois enfin que ce président de la République est mort en fonctions... Donc, Mme Sacramento est veuve depuis une dizaine d'années...
— Vous trouvez ça passionnant? grogna Torrence, qui, habitué aux recherches criminelles de la Police judiciaire, ne s'intéressait à une affaire que si elle comportait au moins un cadavre.
-- Passionnant? C'est palpitant qu'il faudrait dire... Ce n'est pas tout, patron!... Voici la collection complète du Figaro... Jetez un coup d'œil sur le carnet mondain... Vous constaterez que Mme Sacramento et sa nièce Rosita sont invitées à toutes les réceptions d'ambassades et à toutes les fêtes mondaines, où on souligne, dans chaque compte rendu, la beauté et la grâce de Mlle Rosita...
— Qu'est-ce que cela prouve?
Alors Emile eut un regard amusé à l'épaisse silhouette de Torrence.
— Vous seriez capable, vous, patron, pendant plus d'un an, de vivre plusieurs heures presque quotidiennement au Club des vieilles dames?... Vous seriez capable d'assister pendant des années, vêtu d'une robe de soie noire, à des réceptions mondaines?... Hein?... Répondez...
— C'est idiot...
— Ce n'est pas idiot: c'est tout bonnement admirable... Et l'homme qui est arrivé à ce résultat n'est pas le premier venu, je vous jure...
— Je ne vois pas où vous voulez en venir...
— On n'a rien volé, paraît-il, au Club des vieilles dames On n'a rien volé chez mon excellente amie Mme Pitchard... On n'a rien volé au cours de ces soirées mondaines dont je vous parle, car le Figaro en ferait mention...
— Et après?
— Mais, sacrebleu, patron, je me demande ce que vous avez aujourd'hui... Il est très difficile, très pénible, pour un homme, de vivre un certain temps sous des atours féminins sans se trahir Cela demande non seulement un physique approprié, mais une exceptionnelle maîtrise de soi et une volonté au-dessus de la moyenne... N'oubliez pas qu'il ne s'agit pas d'un bal travesti, ou d'une soirée ou deux, mais de longs mois, de plusieurs années, peut-être?... Les Sacramento sont des gens connus... Ils ne fréquentent pas des milieux quelconques, mais le monde international et fermé des ambassades... Il y a d'autres Panaméens à Paris...
— Evidemment, c'est assez curieux...
— Dites que c'est renversant, et que la fausse Mme Sacramento, si vraiment sa barbe a poussé et si vraiment c'est une fausse Mme Sacramento, a accompli un tour de force extraordinaire... Enfin, cet homme, puisqu'on nous affirme qu'il s'agit d'un homme, vit depuis des années dans l'intimité d'une jeune fille qui passe pour sa nièce... Si celle-ci, de son côté, ne s'est aperçue de rien?... Pensez, patron, à l'intimité qui règne entre une tante et sa nièce vivant dans le même appartement... Pensez à certains déshabillés, à certaines...
Emile avait rougi, car Emile était un chaste.
— Réfléchissez à tout ce que je viens de vous dire, et vous en arriverez à la même conclusion que moi, à savoir que cette affaire, si ridicule en apparence, est peut-être une des plus troublantes dont l'Agence ait eu à s'occuper... Maintenant, je me demande comment je vais m'introduire dans l'appartement de l'avenue Foch... Un homme de cette force ne doit pas manquer de flair, et ce n'est pas en me coiffant d'une casquette d'employé du gaz ou en me déguisant en livreur des Galeries...
— Je croyais, murmura Torrence, qui avait à se venger, que vous parliez l'espagnol comme Don Quichotte lui-même et que vous aviez vécu deux mois à Panama...
Emile hésitait encore.
-- Vous semblez oublier, poursuivit le gros Torrence avec férocité, que cette gracieuse Mme Sacramento est la femme ou la proche parente d'un ancien président de la République... Maintes fois on vous a pris pour un étudiant plutôt que pour un policier sagace... Il y a des étudiants pauvres...Il y a maintes choses qu'on peut demander à une personne influente dans son pays...