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Jack Campbell

Les dragons de Dorcastel

À mon fils, Jack.

Pour S., comme toujours.

Chapitre premier

La chaleur, la poussière, les montagnes qui s’élevaient devant eux, tout n’était qu’illusion, comme ces mirages qui agitaient leurs fallacieuses promesses d’eau.

Le mage Alain d’Ihris se concentra et dénia le vent sec brûlant qui venait de soulever un nuage de sable fin sur la crête d’une dune pour en saupoudrer la caravane, il dénia la poussière qui lui irritait les yeux. Rien de tout cela n’était réel.

La garde montée de la caravane progressait sur les flancs de la carriole ouverte où Alain était assis, les chevaux adoptant la même démarche lasse que les bœufs qui tiraient la longue file de wagons. Ces gardes étaient là pour la même raison que lui : protéger le convoi des bandits qui sévissaient dans la Désolation, mais cela ne faisait pas d’eux ses égaux.

Alain était un mage. À dix-sept ans, il était le plus jeune mage de toute l’histoire de la guilde, mais pour les gens du commun et les escortes de la caravane, son âge n’avait aucune importance.

Eux non plus n’avaient aucune importance, se rappela Alain. Tous ces gens, comme le désert qui l’entourait ou le chariot qui le transportait, n’étaient que des illusions ; des ombres créées par son esprit. Lui seul était réel. Dix années d’une éducation sévère à la guilde lui avaient appris qu’il était toujours seul, quel que fût le nombre d’ombres que ses sens croyaient percevoir.

Seul.

Un souvenir se fraya un chemin dans son esprit malgré ses efforts pour l’en chasser : deux tombes près d’Ihris, où reposaient côte à côte les restes d’un homme et d’une femme. Ses parents n’avaient jamais été réels et n’avaient jamais eu la moindre importance, lui avait-on enseigné. Qu’ils fussent morts sous les coups de pillards venus de la mer Scintillante, peu après qu’Alain leur eut été enlevé et enfermé dans un hôtel de la guilde, qu’il ne l’eût appris que quelques mois plus tôt – quand il avait atteint le statut de mage et fut enfin autorisé à quitter les murs de l’enclave – n’avait, là encore, aucune importance.

« Cela n’a aucune importance », se répéta Alain, dans une tentative destinée à museler ses sentiments ainsi qu’on le lui avait inculqué. Mais la douleur aiguë provoquée par le souvenir raviva ce qu’Alain avait su si bien dissimuler à ses professeurs au sein de la guilde. Malgré tous ses efforts pour nier ses émotions, pour ne voir les autres que comme des ombres sans réelle valeur, tout au fond de lui elles le tourmentaient toujours. Ni les leçons de la guilde ni la discipline impitoyable des doyens n’avaient pu effacer de sa mémoire les derniers mots prononcés par sa mère alors que les mages l’emportaient : « Ne nous oublie pas. »

Au moins, il n’y avait pas dans cette caravane d’autres mages pour constater la faillite d’Alain, pour guetter chez lui le moindre signe de faiblesse.

Pourtant, il aurait dû y en avoir.

C’était sa toute première mission depuis qu’il avait acquis le statut de mage, et il ne comprenait toujours pas pourquoi il avait été envoyé seul défendre cette caravane. Normalement, deux d’entre eux auraient dû être assignés à cette tâche, afin d’éliminer tout risque d’échec. Et bien que la guilde des mages considérât le monde et tout ce qui le peuplait comme une illusion, les doyens avaient toujours fait preuve d’appétit pour l’or, qu’il fût réel ou non. La protection de deux mages coûtait aux gens du commun deux fois plus que celle d’un seul.

Alain regarda devant lui, là où la piste qu’ils suivaient depuis des jours quittait la Désolation et obliquait vers un défilé encadré de collines au relief accidenté. Malgré son déni de la poussière et de la lumière aveuglante, une faiblesse passagère lui fit souhaiter posséder l’étrange pièce d’équipement que portaient sur la tête certains gardes de la caravane, une sorte de foulard incrusté de deux disques de verre sombre qui protégeait les yeux. Mais ces « lunettes » étaient fabriquées par les mécaniciens, et chacun savait que ces mécaniciens qui prétendaient altérer l’illusion du monde à leur guise n’étaient que des charlatans. Les doyens avaient toujours été fermes à ce sujet. Les mécaniciens étaient capables de duper les gens du commun, de leur faire débourser des fortunes pour acquérir ces curieux artefacts, mais aucun mage ne se laissait abuser par leurs supercheries. Il était impossible que ces lunettes fussent fonctionnelles et, de toute manière, en sa qualité de mage, Alain n’avait pas le droit de les toucher.

Peut-être le défilé allait-il enfin leur permettre de quitter ce désert torride ; à défaut, il offrirait un répit temporaire aux rudesses du voyage alors qu’ils avanceraient à l’ombre des collines. Entre les rayons impitoyables du soleil au zénith et la chaleur dégagée par le sol, Alain se faisait l’impression d’une miche de pain cuisant dans un four. Ce n’était peut-être qu’une illusion, mais elle était brûlante. Néanmoins, il devait agir comme s’il y était insensible. En toutes circonstances, il avait pour obligation de montrer l’indifférence stoïque des mages aux désagréments physiques, quelle que fût leur origine.

Le défilé, en revanche, était un élément naturel auquel il ne devait pas rester indifférent. Un passage étroit entre deux murs de roche abrupts. Si des bandits rôdaient dans les parages, c’était l’endroit qu’ils choisiraient pour tendre une embuscade.

Alain dénia l’inquiétude que ses pensées venaient de faire naître. Il dénia aussi toute trace de nervosité liée à l’idée qu’il serait bientôt confronté à son premier test en dehors d’un hôtel de la guilde des mages.

Le commandant de la garde chevauchait non loin du chariot d’Alain. Le jeune homme souleva légèrement la main et tourna la tête juste assez pour avoir le militaire dans son champ de vision.

Les gens du commun évitaient de regarder les mages, mais ils réagissaient au moindre signe de leur part. Le commandant tira sur les rênes pour amener son cheval à la hauteur d’Alain et avancer à la même vitesse que son équipage. Il fit ensuite descendre le foulard qui protégeait son nez et sa bouche, remonta ses lunettes sur le front afin que sa figure fût parfaitement visible et s’inclina aussi bas que le lui permettait sa posture sur la selle.

« Oui, sire mage. »

Alain le fixa, conscient que son propre visage ne laissait paraître aucune émotion. Un entraînement implacable inculquait cette aptitude à tous les acolytes de la guilde. Et, en même temps que ce talent de dissimulation, s’était développée la capacité de percevoir les émotions chez autrui, quels que fussent les efforts déployés pour les cacher. Au cours des quelques rares discussions qu’il avait eues avec le commandant, Alain avait décelé sous ses airs impavides et ses inflexions de voix respectueuses la peur communément inspirée par les mages. Pourtant, à cet instant, le regard et le ton de son interlocuteur étaient empreints d’une appréhension bien plus grande.

Après une enfance passée à obéir au doigt et à l’œil aux doyens de la guilde, il était étrange de s’entendre parler avec autant de respect et de crainte par un homme de l’âge du commandant. Alain aurait même pu en concevoir de la gêne, si la gêne n’avait pas été un sentiment de plus à dénier.

Pointant la route devant eux, il s’exprima d’une voix impassible.

« Nous approchons du défilé.

— Oui, sire mage. » Le timbre du commandant était éraillé. Il essuya d’un revers de main ses lèvres couvertes de sable et y porta une gourde de cuir, dont il but pour s’éclaircir la gorge. « Nous pénétrons dans une zone périlleuse.