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Il se fraya maladroitement un chemin dans la brume sablonneuse et dépassa plusieurs wagons, abandonnés ou chargés des cadavres de leurs occupants. À bout de forces et effrayé, Alain entendait dans sa tête les voix des doyens de la guilde lui répéter qu’un mage ne devait jamais faire montre de faiblesse ni de fragilité, par trop humaine. Alain récitait mentalement ces leçons alors qu’il essayait de chasser de son esprit le fracas des armes et prenait de longues inspirations apaisantes pour s’aider à dénier la peur.

Cependant, outre cette peur qu’il ne parvenait pas à occulter complètement, une question lui revenait sans cesse : de quel arsenal disposaient leurs adversaires ? Les armes tonnantes qui avaient décimé les gardes n’étaient pas des arbalètes. Elles étaient bien plus mortelles.

Il rallia l’un des derniers wagons aux dimensions imposantes et aux fenêtres grillagées dont la porte avait été maintenue verrouillée depuis leur départ. Bien entendu, Alain ne s’était pas mélangé aux autres membres de leur expédition puisqu’ils étaient tous d’extraction populaire, mais il avait surpris des conversations où les spéculations allaient bon train à propos du passager de cette voiture. La rumeur voulait qu’il s’agît d’une enfant gâtée de la famille impériale qui était restée cloîtrée durant tout le voyage. Si c’était bien le cas et que cette personne avait survécu, Alain pourrait sans doute rendre encore service à quelqu’un.

Le mage contourna le véhicule et vit la porte grande ouverte pendre sur ses gonds. Comment les bandits avaient-ils pu arriver ici avant lui ? Oubliant sa fatigue et au mépris de toute prudence, il se précipita pour regarder à l’intérieur.

Une silhouette se dressa devant lui. L’objet qu’elle tenait entre ses doigts renvoyait de ternes reflets à la lumière du soleil qui filtrait à travers la poussière. Alain jeta un rapide coup d’œil vers la main levée et les deux protagonistes se dévisagèrent pendant un long moment. Une mécanicienne ?

Il n’y avait pas de doute possible. Même par la chaleur accablante qui régnait dans la Désolation, la femme qui lui faisait face portait la veste noire qui identifiait les membres de la guilde des mécaniciens aussi sûrement que les robes d’Alain marquaient sa propre appartenance. Mais, contrairement aux vêtures de la guilde des mages couvertes de symboles et d’ornements qui représentaient le rang de leur porteur ainsi que ses talents particuliers – d’une manière que seul un autre mage était capable d’interpréter –, les vestes des mécaniciens étaient ostensiblement quelconques : du cuir brut teinté en noir. Ces habits dénués de fioritures annonçaient clairement que les mécaniciens se pensaient si importants qu’ils n’éprouvaient pas le besoin d’impressionner par leurs atours ni d’y afficher un signe distinctif de leur rang. Son pantalon était simple, lui aussi, bien que cousu dans une toile résistante de qualité, et ses bottes étaient du même cuir noir que sa veste.

Il fallut quelques instants à Alain pour se remettre de sa surprise. Regardant au-delà des cheveux d’un noir de jais qui tombaient sur les épaules de la mécanicienne et encadraient des traits empreints de peur mêlée de colère, il se rendit compte qu’elle devait avoir le même âge que lui. Cette jeunesse l’étonna, mais enseigner à leurs acolytes quelques tours de passe-passe, même les plus élaborés, ne devait pas prendre bien longtemps aux mécaniciens.

« Que fais-tu ici, mage ? » demanda la jeune femme, en pointant vers le visage d’Alain l’objet qu’elle tenait en main. Dépourvu de lame et de carreau apparent comme l’aurait eu une arbalète, c’était un morceau de métal avec une forme étrange ; la partie dirigée vers lui était percée d’un trou. Cependant, à la façon dont la mécanicienne tenait cette chose, il était évident que c’était une sorte d’arme. « Je t’ai aperçu à plusieurs reprises durant notre voyage, je sais donc que tu n’es pas un des assaillants. Sinon, tu serais déjà mort ! »

Alain sentait la peur dans sa voix, une peur que peinait à masquer sa bravade.

« J’ai été engagé pour protéger cette caravane ! » cria Alain, par-dessus le crépitement des armes des bandits.

« Ils se sont reposés sur un mage pour ça ? Où donc le maître caravanier avait-il la tête ? Qui nous attaque ? »

Dans des circonstances ordinaires, Alain lui aurait tourné le dos et manifesté le désintérêt propre aux mages vis-à-vis des choses et des gens de ce monde. Dans des circonstances ordinaires, il n’aurait jamais adressé la parole à un mécanicien. Mais les circonstances l’avaient déjà suffisamment ébranlé pour qu’il répondît : « Des bandits, d’après le commandant de la garde. Ils devaient, selon lui, être peu nombreux et mal armés.

— Des bandits ? » Les yeux exorbités, la mécanicienne secoua la tête. « Impossible. Nous sommes sous le feu de dizaines de fusils. Aucune bande de brigands ne pourrait en avoir autant.

— Des fusils ? » Des armes de mécaniciens ?

« Oui. » Elle lui montra l’objet dans sa main. « C’est comme ce pistolet, mais plus grand et avec une portée plus longue. Où sont les gardes de la caravane ?

— Morts ou en fuite. Je pense que la plupart sont morts. Tu es la première rescapée que je croise. » Des années durant on lui avait enseigné la nature perverse des mécaniciens et, pendant une fraction de seconde, Alain se demanda s’ils n’étaient pas derrière cette attaque. Toutefois, la peur qui hantait le regard de cette jeune femme était réelle.

Alain se rendit brusquement compte que le fracas des armes mécaniques avait considérablement baissé tout comme les impacts des carreaux d’arbalète. Il tourna les yeux vers la tête du convoi. « Les bandits sont en train d’avancer. »

Il scruta les environs sans savoir quoi faire. L’entraînement qu’il avait reçu avait envisagé pareille configuration, mais y être confronté dans la réalité – à bout de forces, entouré de cadavres, alors que des armes dont il ne saisissait pas la nature semaient la mort par-delà de longues distances – le paralysait. L’espace d’un instant, la conscience de sa jeunesse et de son inexpérience le submergea au point de l’empêcher de penser.

La mécanicienne reprit la parole, d’un ton tranchant. « Nous devons nous sortir d’ici. » Elle eut soudain l’air interloquée. « Je veux dire… »

Alain comprenait parfaitement son hésitation. Il se sentait, lui aussi, réticent à la perspective de demeurer plus longtemps en sa compagnie, même dans cette situation exceptionnelle. « Je vais essayer de les retenir pendant que tu t’enfuis. J’ai été engagé pour veiller sur cette caravane. Cela signifie que j’ai l’obligation de te protéger.

— Toi, me protéger ? Un mage, me protéger ? » L’explosion d’indignation de la mécanicienne éloigna momentanément sa peur. « C’est… »

Des exclamations rauques résonnèrent non loin. Alain se passa la langue sur ses lèvres sèches couvertes de poussière. « Ils sont au niveau des wagons de tête. » Il avait recouvré le contrôle de lui-même et chassé toute émotion de sa voix.

« N’es-tu pas effrayé, mage ? On dirait que tu es blasé. Que penses-tu faire ? »

Alain regarda ses mains et fut parcouru d’un frisson tant il se sentait dépassé par les événements.

« Je dois rester ici et me battre. Il n’y a rien d’autre à faire.

— Bien sûr que si ! Nous pouvons fuir.

— Nous ? » Ainsi prononcé, ce mot n’avait aucun sens.

« Toi et moi. Je ne laisserai personne mourir, pas même un mage, si je peux l’éviter ! Je n’abandonne personne ! Pas même toi ! »

Alain, décontenancé par ces paroles et sentant la peur regagner du terrain à l’idée de mourir, se rabattit sur l’enseignement qu’il avait reçu.