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Des cris montèrent de nouveau depuis la caravane ; les intonations révélaient cette fois une déception clairement audible, puis des ordres furent lancés. D’après la propagation du son, Alain supposa que les voix provenaient des environs de la voiture qu’avait occupée la mécanicienne.

« Les bandits viennent de découvrir que tu t’es enfuie.

— Par les étoiles ! Nous devons filer d’ici au plus vite. Est-ce que tu peux grimper sans aide ?

— Oui », dit Alain. Il ne comprenait pas la raison de cette question, mais ne souhaitait pas reconnaître son état de faiblesse.

« Bien. Allons-y. » Son regard s’attarda avec regret sur l’arme gisant au sol, puis elle se retourna et entreprit d’escalader la paroi rocheuse du défilé. « Merci de nous avoir sauvés de ces brutes, mage », laissa-t-elle tomber par-dessus son épaule d’une voix basse.

Alain l’observa pendant quelques instants. Très manifestement, elle voulait qu’il reste à ses côtés. Il n’arrivait plus à se rappeler la manière de réagir à ses dernières paroles. Merci. Ce mot avait eu un sens pour lui, jadis. Il l’avait dit… à Asha. Une seule fois, la nuit où ils avaient tous deux été amenés dans l’hôtel de la guilde des mages avec les autres novices. Il avait été puni pour cela. Cela remontait à… douze ans ? Quel avait été le sens de ce mot ?

Il se hissa à la suite de la mécanicienne qui gravissait péniblement la pente. Il se focalisait sur chacun de ses pas, sur chacune de ses tractions, pour ne pas perdre connaissance. Le nuage de poussière se dissipait peu à peu, mais demeurait suffisamment dense au fond du défilé pour masquer aux yeux du mage les actions des brigands et, pareillement masquer, du moins l’espérait-il, les deux fuyards aux yeux de leurs poursuivants. L’ascension de l’escarpement était difficile, et Alain sentait les quelques forces qui lui restaient se consumer rapidement au fil de leur progression.

La mécanicienne se retourna vers lui, stoppa son avancée et s’accroupit derrière une saillie rocheuse qui la soustrayait aux regards des bandits en contrebas.

« Comment tu t’en sors ? »

Alain dut s’arrêter pour reprendre son souffle avant de parler.

« Pourquoi demandes-tu ça ? Pourquoi me poses-tu sans cesse des questions ? »

Elle eut l’air exaspérée par sa réponse.

« Tu trouves étrange de s’inquiéter pour autrui ? »

Il ne sut quoi rétorquer.

« Par les étoiles ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Nous sommes ensemble dans ce pétrin, que ça te plaise ou non. Et, pour ta gouverne, ça ne me plaît pas plus qu’à toi, mais nous n’avons pas le choix, mage. »

Alain la rejoignit en se hissant derrière la même saillie rocheuse. Il aurait aimé ne pas être aussi fatigué par l’effort qu’exigeait de lui le lancer de sorts.

« Cela ne me plaît ni ne me déplaît. Cela est. En revanche, tu es idiote de risquer ta vie pour un autre, de t’inquiéter. L’autre n’a pas d’importance. »

La colère empourpra les joues de la mécanicienne.

« Tout le monde a de l’importance, mage. Ne me mens pas. Tu éprouves nécessairement des sentiments, même si tu les caches sous tes robes et derrière des traits impassibles.

— Tu sembles ne pas très bien connaître les mages. » Alain détourna le regard. Après des années passées avec des mages imperturbables, puis en compagnie de la populace qui cherchait à dissimuler ses réactions aux yeux des membres de sa guilde, les émotions qui animaient le visage de la mécanicienne étaient si fortes et si explicites qu’il avait l’impression qu’elle les lui hurlait à la figure ; leur intensité lui était insupportable. Profitant de l’occasion pour se reposer, Alain scruta la pente au-dessous d’eux en se demandant si les bandits avaient déduit la direction dans laquelle fuyaient leurs proies.

« Tu es le premier mage que je rencontre. Penses-tu que c’est un tort que d’aider les autres ?

— Aider ? » Ce mot aussi avait eu un sens jadis et lui avait valu une punition telle que, même à présent, Alain refusait de se rappeler sa signification.

« Oui. » La mécanicienne le regardait fixement, empreinte d’une émotion qu’il était incapable d’identifier. « Ignores-tu ce qu’aider signifie ? Ou crois-tu que les autres ne le méritent pas ? »

À cette question, il avait une réponse toute prête.

« Les autres n’existent pas. Et ce n’est pas une question de spéculation. Je le sais, voilà tout. Les mages ne croient en rien. »

La franchise de ses paroles parut désarçonner la mécanicienne. « En rien ? Et cela te rend heureux ? »

Une autre réponse facile qui, mille fois martelée, lui avait été rentrée dans le crâne durant ses années de noviciat :

« Le bonheur est une illusion.

— Je ne le crois pas et je n’en reviens pas que tu puisses le penser. » Des cris montèrent de nouveau du fond du défilé. Assourdis par la distance, ils n’en étaient pas moins menaçants. La mécanicienne inspira profondément. « Nous ne pouvons pas nous éterniser ici. Tu es prêt ? »

Alain prit enfin conscience qu’elle était restée à discuter pour lui donner l’opportunité de reprendre des forces malgré le danger accru que cela représentait pour elle. Il mit un moment à répondre, son esprit essayant de comprendre le comportement de sa comparse, bien plus déroutant que ses propos.

« Oui. »

La mécanicienne reprit l’ascension vers la crête qui semblait désormais si proche.

Alain s’attendait à tout instant à entendre la foudre des armes mécaniques cracher leurs projectiles sur lui, mais les fugitifs atteignirent le sommet et se laissèrent glisser de l’autre côté sans que rien n’indiquât qu’ils eussent été repérés. La mécanicienne était assise à couvert, quelques pas en contrebas, sur une pente plongeant sur une courte distance avant de remonter vers des collines qui s’étendaient devant eux. Elle l’attendait une fois de plus.

« Est-ce qu’ils t’ont vu ?

— Non, je ne pense pas.

— Je ne sais pas comment tu peux rester calme et détaché au milieu de tout ça.

— Un mage ne porte aucun intérêt au monde qui l’entoure, expliqua Alain.

— Même pas quand celui-ci essaie de le tuer ? Au moins, tu es cohérent. » Elle se passa la main sur le visage, étalant la poussière et la sueur en un masque de crasse humide. « Tu as dit que tous ceux de la caravane sont morts, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je crois. Je n’ai vu que des cadavres. Aucun combattant, aucune tentative de reddition.

— Par les étoiles ! » Elle cligna des yeux pour en chasser les larmes. « Nous avons eu de la chance d’en réchapper.

— Ils ne veulent pas te tuer. Ils veulent te capturer, déclara Alain, en offrant l’explication la plus évidente.

— Quoi ? Moi ? » Elle coula un regard surpris dans sa direction. « Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— L’attaque a détruit l’avant de la caravane. La voiture que tu occupais se trouvait à l’arrière. Aucun tir n’a visé ce périmètre. Les trois malfrats ne t’ont pas tuée dès qu’ils t’ont vue, contrairement à tous les autres membres du convoi, et, avant que je ne les abatte, leur chef a empêché que l’un d’eux ne te blesse. J’ai entendu les cris des bandits dans le défilé quand ils ont atteint ta carriole. Ils étaient mécontents.

— Non, c’est… » Sa voix s’étrangla et elle déglutit. « Des bandits. Ils voulaient piller la caravane. C’est ce qu’ils font tous.