— Je… ressens des choses. »
Il la regardait droit dans les yeux en se demandant ce que montrait son propre visage.
« Tout est ma faute, n’est-ce pas ? Tu allais très bien avant de me rencontrer, tu étais un mage et tu étais heureux. »
Alain dodelina du chef.
« Je suis toujours un mage. Et je n’étais pas heureux. J’ignorais ce qu’était le bonheur. Je l’avais oublié. Mais à présent que je t’ai rencontrée, je me souviens de choses et j’en éprouve d’autres qui…
— Non ! » Mari détourna la tête. « Ne le dis pas. C’est impossible. Et maintenant, Alain, réponds à ma question. Que ferait ta guilde si elle apprenait que… qu’une mécanicienne est amoureuse de toi ?
— Cela donnerait matière à discussion. Matière à décider si je peux exploiter la situation au bénéfice de la guilde des mages. Matière à débattre de ce qu’il faudrait faire d’elle. En revanche, ma guilde m’éliminerait, en tant que danger potentiel, si elle venait à apprendre que je suis… amoureux… d’une mécanicienne.
— L’es-tu vraiment ? demanda Mari en plongeant ses yeux dans les siens. Par les étoiles, tu l’es. J’ai tout fichu en l’air. »
Elle semblait avoir besoin d’un compliment élogieux, d’une parole susceptible de lui remonter le moral. Alain, à qui on avait enseigné, depuis qu’il avait le statut d’acolyte, à ne jamais dire de gentillesses, chercha frénétiquement l’inspiration et formula les premières idées qui lui traversèrent l’esprit.
« Tu ne fiches jamais rien en l’air. Tu as vaincu les dragons de Dorcastel. »
Elle avait presque souri. Il l’avait vu. Que dire encore ? Évoquer ses capacités comme si elle avait été un mage.
« Tu es une personne redoutable, maîtresse mécanicienne Mari. »
Elle lui retourna un sourire triste.
« Peut-être suis-je bien plus redoutable que je ne le pensais. Je n’ai jamais cru être de ces filles capables de ruiner la vie d’un homme. Ne t’a-t-on jamais mis en garde contre le danger que représentent les filles, Alain ?
— On m’a souvent répété ces derniers temps à quel point les mécaniciennes pouvaient s’avérer dangereuses.
— Tu es dangereux, toi aussi. De la meilleure et la pire des manières. Nous parlons d’une relation qui met ta vie en péril, Alain.
— Il en va de même pour la tienne. Ce qui est bien plus important.
— Non, ça ne l’est pas. » Mari se couvrit la figure des deux mains. « Je dois réfléchir. Mais pas ici ni maintenant. Alain, il faut que tu retournes à l’hôtel de ta guilde pour qu’on ne puisse pas t’impliquer dans cette histoire. Moi, je dois appeler mon hôtel pour qu’ils dépêchent des mécaniciens sur place et mènent des investigations dans les décombres de l’entrepôt. Il est impossible de savoir lesquels de nos appareils ont résisté à l’explosion.
— De cette façon, tes confrères mécaniciens verront le dragon, ajouta Alain, dans une tentative désespérée pour lui remonter le moral.
— Ouais. » Mari réussit à esquisser un autre sourire. « Ces mécaniciens sombres prétendaient être des dragons, et un véritable dragon est arrivé et les a laminés. On ne peut pas rêver mieux en matière d’ironie du sort et de justice immanente. » Elle soupira et plongea la main dans sa veste. « Heureusement que j’ai transporté ça dans un sac étanche. J’espère que l’onde de choc ne l’a pas détruit. Euh, tu ne vois rien et tu n’entends rien, d’accord ?
— Oui, Mari. »
La mécanicienne sortit une boîte noire de la longueur de son avant-bras, la porta à sa bouche et parla comme si elle s’adressait à quelqu’un. Après un moment d’attente, elle parla de nouveau dans l’objet. Cette fois, Alain entendit le son ténu d’une voix qui lui répondait, comme si cet interlocuteur avait été en même temps dans la boîte et quelque part au loin.
« Voilà, mon… Alain. Il faut que tu sois parti avant que les autres mécaniciens ne débarquent. » Des accents de lassitude vinrent se mêler à la tristesse de sa voix.
« Comment saurai-je que tu ne cours aucun danger ? Si je vois quelqu’un arriver, comment pourrai-je être sûr que ce sont tes amis ? »
Elle réfléchit à la question.
« Installe-toi quelque part d’où tu pourras me voir. Je vais rester ici. Dès que j’apercevrai les gens que j’attends, je leur ferai signe de la main. Quand tu verras ce signe, tu sauras que tout va bien.
— Entendu. »
Alain ne voulait pas partir, écrasé par des émotions auxquelles il ne savait plus comment faire face, si tant est qu’il l’eût jamais appris. À cet instant, peu importait que Mari fût ou non la descendante évoquée par la prophétie. À cet instant, elle seule comptait.
« Mari, je ne savais pas que je pourrais un jour ressentir…
— Ne dis rien, Alain. S’il te plaît. » Elle le dévisagea. « Oh, je suis tellement désolée. Je voulais que tu sois à mes côtés parce que j’ai confiance en toi, parce que tu me rends heureuse, et maintenant…
— Je te rends heureuse ? demanda-t-il, incapable de croire ce qu’il venait d’entendre.
— … nous ne pouvons… Oui.
— Tu n’as pas l’air heureuse, dit-il d’une voix hésitante.
— Je suis malheureuse parce que tu me rends heureuse, soupira-t-elle. Si je ne me sentais pas aussi joyeuse quand je suis avec toi, je ne serais pas aussi contrariée.
— Je ne comprends pas.
— Pour une fois, je ne peux t’en vouloir. Je me suis moi-même complètement perdue. J’ai besoin d’un peu de temps, Alain. Et toi, tu as besoin… tu as besoin d’une fille qui puisse voler avec toi sur le dos d’un oiseau géant.
— Pourquoi ne pourrais-tu pas être cette fille ?
— Premièrement, parce que je pense qu’il est impossible pour un oiseau aussi grand de voler, et je peux te le prouver par des équations, et, deuxièmement, parce que tes copains mages me tueraient. Après t’avoir fait subir le même sort.
» C’est tout moi, ça. Je n’aurais pas pu tomber amoureuse d’un gars normal, un mécanicien ou même un commun. Il a fallu que je tombe amoureuse d’un mage. Mais parfois l’amour oblige à certains renoncements, Alain. Et il est possible que nous y soyons contraints. J’ai besoin de réfléchir et de voir comment ma guilde va réagir à ce qui s’est passé cette nuit et à ce que j’ai appris. Quand je serai en mesure de parler, je sortirai de l’hôtel de ma guilde et j’irai sur les remparts. Es-tu toujours capable de me retrouver ? »
Il opina en se demandant pourquoi son estomac pesait aussi lourd.
« Toujours.
— Toujours. »
Elle répéta ce mot dans un souffle en le regardant droit dans les yeux, puis elle prit une profonde inspiration.
« Nous… Nous en reparlerons. Je te le promets. Je dois… Que vais-je faire ? Je ne le sais pas encore. Je serai sur les remparts, dans un jour ou deux. Peut-être trois. Je te le promets. Peut-être alors… » Mari hocha la tête. « Dis à ta guilde que le problème des dragons est résolu. Ça devrait redorer ton blason, pas vrai ? Et maintenant, tu ferais mieux d’y aller. Je ne sais pas combien de temps les autres mécaniciens mettront pour arriver ici.
— Seras-tu en sécurité ?
— Je serai très prudente. Promis. »
Alain hésita, le regard posé sur elle, désireux d’en dire davantage, mais Mari se mordit la lèvre et fit non de la tête. Il se tourna et s’éloigna, en proie à de vifs tourments intérieurs. Il hâta le pas, comme pour prendre de vitesse quelque chose dont il ignorait la nature. Apercevant deux entrepôts voisins qui obscurcissaient de leurs ombres la ruelle qui les séparait, il plongea dans la venelle, se glissa dans les ténèbres et attendit, sans perdre Mari des yeux.