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« Je l’ai fait pendant que les occupants des lieux étaient accaparés ailleurs.

— Avez-vous reçu une aide extérieure ?

— Pour obstruer la soupape ? Non. »

À la manière dont elle avait formulé sa réponse, ce qu’elle venait de dire était vrai. Mari remercia la chance qui avait fait que sa guilde ignorait la présence d’Alain à l’entrepôt la nuit précédente. Comment aurait-elle pu fournir des éléments sur l’identité de son mystérieux allié ?

« Comment se fait-il que vous ayez été trempée jusqu’aux os lorsque les autres mécaniciens vous ont rejointe ? demanda la mécanicienne émérite.

— J’ai plongé dans le port pour me protéger de la déflagration. Je m’y connais en chaudières à vapeur et suis capable de déterminer quand elles sont au bord de l’explosion. »

Le regard de la femme cloua Mari sur son siège.

« Vous ne verrez donc aucune objection à jurer que nul mécanicien ne vous a aidée dans cette tâche, que nul mécanicien ne vous a accompagnée dans cet entrepôt la nuit dernière. »

Ça, c’était facile.

« Je jure n’avoir reçu aucune aide d’aucun mécanicien la nuit dernière. Il n’y avait pas de mécanicien avec moi dans cet entrepôt, jusqu’à ce que le groupe dépêché par cet hôtel vienne me rejoindre.

— Y avait-il des communs avec vous ? Quel que soit leur nombre ?

— Non. Je jure qu’il n’y avait pas de communs avec moi. »

Ils n’allaient certainement pas poser la question à propos des mages. Cette possibilité ne pouvait en aucun cas leur effleurer l’esprit.

Ils ne le firent pas. Les trois mécaniciens émérites échangèrent des regards ; ils n’avaient pas l’air heureux ni satisfaits. Puis la femme opina.

« Cette procédure est close. Maîtresse mécanicienne Mari, par ordre du maître de notre guilde, vous ne soufflerez mot des présents événements à quiconque. Vous devez les oublier. Ils n’ont jamais eu lieu. »

Voilà que ça recommençait. Elle avait trouvé des preuves si flagrantes qu’elle avait espéré que cela modifierait la donne, mais… Mari inspira profondément.

« Je demande respectueusement une explication quant à la politique de la guilde sur ce sujet.

— Vous avez vos ordres, lâcha Saco d’une voix glaciale.

— Oui, monsieur. Mais je pense que je servirais la guilde au mieux si je comprenais sa politique et ses ordres. Or je ne comprends pas ceci. »

Le troisième mécanicien émérite hocha la tête.

« Votre réputation vous précède, mécanicienne Mari.

— Maîtresse mécanicienne Mari.

— Certainement. Le fait est que vous posez toujours des questions au lieu de suivre les ordres. À partir de cet instant, les choses changent. Comprenez-vous cela ? »

Mari prit plusieurs inspirations lentes.

« Oui, monsieur.

— D’autres questions ? »

Elle ne put s’en empêcher. Elle savait que ce n’était pas très malin, mais ce fut plus fort qu’elle.

« Oui, monsieur. »

Le troisième mécanicien émérite la fixa d’un air incrédule, mais Saco la gratifia d’un sourire faux.

« Allez-y.

— Le contenu de l’entrepôt, monsieur. » Attention, Mari. Attention à la manière dont tu vas formuler ça. « Est-ce que…

— Par ordre du maître de la guilde, l’entrepôt était vide », l’interrompit la femme.

Mari dévisagea les trois mécaniciens émérites. Vide. Elle n’avait même pas évoqué la carcasse du dragon, qui était pourtant impossible à manquer, car elle savait que ces trois-là nieraient jusqu’à la présence du cadavre.

« Ceux qui étaient dans l’entrepôt…

— Il n’y avait personne dans l’entrepôt, à l’exception de quelques communs qui ont péri dans l’incident.

— … et qui se sont enfuis avant l’explosion… essaya de poursuivre Mari.

— Personne ne correspond à cette description. »

Que leur était-il arrivé ? Avaient-ils réussi à quitter la ville ? Avaient-ils été capturés et emprisonnés par la guilde, pour disparaître complètement comme le mécanicien Rindal ?

Mari déglutit et tenta une autre approche.

« La chaudière qui a explosé…

— Il n’y avait pas de chaudière. »

La chaudière dont nous venons de parler n’a donc jamais existé. Parce que son existence soulèverait des questions gênantes.

« Nous feignons ainsi d’admettre que quelque chose de réel n’a jamais existé ? Comment pouvons-nous nous prétendre supérieurs aux mages ? »

Saco se pencha en avant, son sourire s’était évanoui.

« Ces paroles sont celles d’un traître.

— Non, monsieur ! Je ne veux que le meilleur pour ma guilde ! Je lui suis loyale ! Mais quelque chose ne va pas. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde ! Et si nous ne changeons pas…

— Changer ? demanda la femme. Réfléchissez bien aux implications du changement. »

Elle parlait à Mari avec la voix d’un professeur qui s’adresserait à un élève pas très intelligent.

« Pensez à ce qui arriverait à cette guilde. Pensez à ce qu’il adviendrait du monde. Pensez au bouleversement de tout ce que nous connaissons. Et pour être remplacé par quoi ? Le savez-vous ? Êtes-vous capable ne serait-ce que de l’imaginer ? Vous avez dix-huit ans, jeune fille ! Vous n’avez même pas la notion précise de l’état actuel des choses. Comment pouvez-vous dire que changer le système que nos ancêtres ont mis en place pourrait être souhaitable ? Comment osez-vous affirmer qu’ils se sont trompés ? »

Mari regarda la femme dans les yeux.

« Le monde se délite, objecta-t-elle aussi calmement que possible. Si le même phénomène survenait sur une machine, j’analyserais le problème pour trouver ce qu’il faut réparer.

— C’est exactement ce que doit faire un mécanicien, répondit la femme avec un sourire faux. Vous feriez également appel à un spécialiste, n’est-ce pas ? Quelqu’un qui en saurait plus que vous au sujet de cette machine. Et vous écouteriez son avis, comme vous devez écouter le nôtre à cet instant. Apprenez. Mûrissez. Avec le temps, vous comprendrez pourquoi les choses doivent être ainsi. Pour le plus grand bénéfice de tous. »

La mécanicienne émérite pointa Mari du doigt et son visage se fit soudainement dur comme la pierre des remparts de Dorcastel.

« Vous êtes vraiment douée, jeune fille. Vos talents de mécanicienne sont indéniables et parvenir au rang de maître mécanicien à votre âge est un exploit remarquable. Vous pourriez jouir d’un avenir radieux dans la guilde, si vous savez profiter de l’offre qui est sur le point de vous être faite. »

La femme se cala au fond de son siège.

« Eu égard au service que vous avez rendu lors de votre séjour à Dorcastel, et compte tenu de vos brillantes aptitudes, la guilde est prête à oublier vos paroles et vos actes récents, même s’ils ont contrevenu aux règles et recommandations qui, selon nos préceptes, doivent guider nos existences. Il en sera ainsi, si et seulement si vous faites vœu de garder sous silence les événements qui se sont déroulés en cette ville et de suivre désormais à la lettre l’ensemble de nos règles et recommandations. »

Mari regarda les trois mécaniciens émérites, en réfléchissant aux options qui s’offraient à elle. Elle voyait sur leurs traits que ses peurs avaient été fondées. La guilde définissait la trahison d’une manière bien plus vaste que ce qu’elle avait cru jadis, bien plus vaste que ce qui avait toujours été proclamé officiellement. La trahison recouvrait tout ce dont les mécaniciens émérites et le maître de la guilde ne voulaient pas s’occuper, ce qu’ils ne voulaient pas voir, ce qui pouvait changer les choses. Les hautes instances réduiraient au silence quiconque mettrait en péril le statu quo. Les hypothèses que Mari n’aurait jamais envisagées encore quelques mois auparavant prenaient corps. Le professeur S’san avait dû être au courant des dangers auxquels la jeune femme serait confrontée, mais à quoi pourrait bien lui servir le pistolet dont elle lui avait fait cadeau ? L’arme avait été utile pour les sauver, Alain et elle, dans l’entrepôt, mais quelle pourrait être son efficacité contre la menace de sa propre guilde ? Il ne faut pas y recourir en premier ressort, ni en deuxième, ni même en troisième. Tes plus grands atouts seront toujours ton esprit ainsi que ta capacité à prendre les bonnes décisions et d’agir en conséquence. Si tu ne parviens pas à user de tes atouts à bon escient, le pistolet ne te sera d’aucun secours.