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Un éclat de pierre jadis arraché à la fortification balafrait l’une des arêtes de la meurtrière. L’érosion avait fait son œuvre pour qu’il se fondît dans le reste de la construction, et seules ses imperfections révélaient son origine. Un carreau d’arbalète ou une balle de fusil mécanique avait frappé à cet endroit durant l’une des batailles dont avait parlé Alain, alors que les légions impériales et les soldats de la Fédération s’entretuaient dans les rues en contrebas. Observant ces artères, Mari pensa au nombre de communs qui avaient, au fil des siècles précédents, payé de leur vie le maintien de la stabilité tant désirée par la guilde des mécaniciens.

Elle songea au nombre d’autres qui mourraient dans les années suivantes, si ce monde se dirigeait vers une catastrophe imminente.

Elle entendit des pas résonner non loin, et Alain fut à ses côtés. Il avait surgi de l’ombre si soudainement que Mari se demanda s’il n’avait pas utilisé son sort de dissimulation. Le visage du mage, dont elle s’était habituée à ce qu’il ne trahît aucune émotion, montrait de l’inquiétude.

« Salut, mage Alain », dit-elle avec douceur, en combattant la tentation brûlante de se blottir contre lui. Si tu l’étreins, si tu l’embrasses, tu ne seras plus capable de le laisser partir. Pour son bien, Mari, contrôle-toi.

Alain s’inclina dans sa direction.

« Salutations, maîtresse mécanicienne Mari. Tu as trouvé le lieu idéal pour cette rencontre. On ne nous verra pas ici.

— C’est bon de savoir que j’ai pris une décision intelligente au cours des dernières semaines. Est-ce que ta guilde t’espionne ?

— Oui. Nous avons été surveillés, mais cette fois j’ai été très prudent en venant.

— Moi aussi, je suis certaine que ma guilde me surveille. Comme si j’étais une criminelle. Est-ce que tout va bien ? Je veux dire, vis-à-vis de ta guilde. »

Alain réfléchit avant de répondre.

« On me soupçonne d’être attiré par une mécanicienne. C’est vrai, mais personne ne dispose de preuves. Mes doyens ne se doutent pas que je t’aime, ils ignorent même qui tu es, mais, s’ils venaient à apprendre l’un ou l’autre, je suis sûr de leur réaction.

— Par les brasiers ! » Mari baissa le menton et laissa reposer son front contre la pierre glacée des fortifications. « J’ai ruiné ta vie.

— Tu m’as rendu ma vie. »

Elle se redressa et tourna la tête pour le regarder.

« Je dois partir. J’ai un nouveau contrat. Je ne suis pas autorisée à le refuser… et je pense de toute façon que c’est mieux ainsi. Il faut que je fasse profil bas, pendant quelque temps. »

Mari ne voyait pas les yeux d’Alain assez distinctement pour déceler les émotions qu’ils révélaient. Quant à sa voix, elle demeurait toujours neutre.

« Tu as raison. La guilde des mages te surveille. Il serait risqué que nous soyons vus ensemble. Ils sauraient ce que cela signifie. »

Elle soupira longuement.

« J’ai trouvé un homme qui n’arrête pas de me dire que j’ai raison et je dois renoncer à lui. Est-ce que tu restes à Dorcastel ?

— Non. Je dois partir bientôt, moi aussi. Mon contrat est loin au nord, dans les Cités-Libres.

— Les Cités-Libres », répéta-t-elle d’une voix étranglée.

Elle donnait l’impression d’avoir du mal à respirer, mais elle parvint à forcer les mots à quitter ses lèvres.

« Alain, tu dois me promettre de prendre soin de toi. Je ne veux pas que tu sois blessé. Ni physiquement ni… de quelque manière que ce soit.

— Il est trop tard pour cela. Je ressens à nouveau ce type de blessure. Mais je ne le regrette pas, car cela me permet aussi de ressentir le bonheur que tu m’as apporté. »

Elle le regarda une fois de plus, battant des paupières afin d’en chasser les larmes. Alain tenta un sourire qui se voulait réconfortant. Ce n’était pas très réussi, mais au moins il essayait.

« En tout cas, j’ai appris quelques trucs au sujet des dragons, pas vrai ?

— Oui. Ce que tu as appris pourrait s’avérer utile, un jour.

— Je n’espère pas. Je ne veux plus me retrouver nez à nez avec ces créatures.

— Bien des dangers t’attendent, dit-il d’une voix qui se fit plus tendue. Les dragons pourraient largement ne pas être les pires. Tu le sais. »

Elle secoua la tête et plongea les yeux à travers la meurtrière.

« Tu pourrais être un peu plus rassurant. Je suis loin d’en savoir suffisamment, Alain. Il y a tant de choses qui ne tournent pas rond. Je dois agir, m’efforcer de réparer ce qui ne va pas, mais je ne sais pas quoi faire.

— Tu apprendras. »

Elle laissa échapper un rire doux-amer.

« Je suis capable d’apprendre. Mais je dois jouer suivant les règles de ma guilde le temps de déterminer quelle sera la prochaine étape. Par les brasiers, Alain ! Comment ai-je pu provoquer une pagaille pareille ? Je dois être la plus grande imbécile que Dematr ait jamais vue. Merci de ne pas m’en tenir rigueur, mais tu aurais sans doute été plus heureux si nous ne nous étions jamais rencontrés.

— Non. Ce n’est pas le cas. Mon monde est plus lumineux. Toutes les ombres m’ont l’air plus réelles, désormais.

— Tu veux dire les autres gens ? Est-ce que ça ne devrait… Es-tu encore capable de lancer des sortilèges ?

— Pour le moment, oui. Je ne me l’explique pas. Le fil qui nous connecte me donne une force nouvelle, une force qui, je pense, nous a sauvés à Ringhmon et peut-être même ici, à Dorcastel. La sagesse prétend que cela ne peut être.

— Je commence à soupçonner que de vastes pans de sagesse dont on nous a gavés, toi et moi, n’en étaient pas vraiment, même si j’ai beaucoup de mal à concevoir comment quelque chose qui n’est pas là peut te rendre plus fort. »

Elle déglutit et détourna le regard tant il lui était difficile de le voir aussi près d’elle en sachant qu’il partirait bientôt.

« Il faut que tu t’en ailles. Avant qu’on ne nous attrape, avant que quelqu’un ne nous voie ensemble.

— Sois prudente, Mari. Tu connais la menace de la tempête. Je ne partirais pas si ce n’était pas le meilleur moyen de te protéger. Cependant, même si le fil qui nous relie va s’estomper avec la distance, même s’il devient trop ténu pour que je puisse le ressentir, je te retrouverai une fois que les suspicions de ma guilde seront levées.

— Quoi ? » Mari lui décocha un œil noir à travers ses larmes. « J’essaie de te dire adieu ! À jamais. Car sinon tu seras exposé à un trop grand péril. Ne me cherche pas. Ne meurs pas à cause de moi. »

Alain baissa les yeux, puis la fixa derechef.

« Tu es plus importante que moi.

— Ne dis jamais ça ! Ce n’est pas vrai !

— Tu sais que ça l’est.

— Je ne sais rien de tel. Pourquoi ne cesses-tu pas de répéter des choses pareilles ?

— Tu le sais très bien. Nous savons tous les deux pourquoi il ne faut pas en parler. Adieu, maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn. Jusqu’à notre prochaine rencontre.

— Non ! Pars et reste hors de danger ! Adieu, mage Alain d’Ihris ! » Je t’aime. Elle l’entendit s’éloigner, mais elle garda le regard tourné vers la mer.